Yan Giguère, Visites libres – Julie Gagné

[Printemps-été 2014]

VU photo, Québec
Du 11 octobre au 10 novembre 2013

Par Julie Gagné

Mosaïque de mémoires. Dans une petite salle d’exposition, 260 photographies. Petites, moyennes, grandes, elles se déploient en une sorte de mosaïque, en un fleuve. Ou en une constellation. Collées les unes aux autres, elles forment une trame rythmée par les différents volumes de bois sur lesquels elles sont montées ou par des images en couleur qui viennent ponctuer, comme un souffle ou une exclamation, ce flot de photographies en noir et blanc.

Visites libres présente le (les ?) regard(s) que pose Yan Giguère sur la notion d’habitat. Sur ses significations, ses implications, ses occupants, que ceux-ci soient humains, végétaux ou animaux. Un habitat qui ne se limite heureusement pas à un inventaire de lieux physiques. Il est en devenir, avec ces maisons modernes anonymes en construction, ou en souvenir, comme en témoignent ces demeures anciennes à l’abandon. Il est durable ou vétuste, de bois ou de béton, rural ou urbain, naturel ou construit. Il est également image d’une migration. Celle des oiseaux qui s’envolent vers le sud, de l’escargot qui traîne sa coquille ou de ce chapiteau qui évoque nécessairement le nomadisme des artistes de cirque. Au passage, des intérieurs, du mobilier, qui viennent le personnaliser. L’habitat se fait portrait de ses habitants, marginaux ou non. On ne peut s’empêcher, en voyant ces portraits d’individus, seuls ou en groupe, de penser à la notion d’habitat mental. Au rapport entre l’individu, que l’on voit par moments dans la rue, dans la maison, dans la nature, et la communauté.

Abris de nomades, maisons anciennes, immeubles en béton des années 1960-1970, bâtiments de verre modernes nous amènent sur le terrain du passage du temps. Un passage perceptible dans les divers styles ou modes de vie, mais aussi, et peut-être surtout, fortement évoqué dans ces constructions où le temps a laissé des cicatrices, parfois très profondes. Et dans les photographies, les gens aussi témoignent de ce passage, dans des portraits qui nous présentent tous les âges de la vie, nous montrant bébés, enfants, jeunes adultes, parents, personnes âgées. De différentes époques et milieux confondus.

Parallèlement, le passage du temps se remarque dans des photographies évoquant des transformations sociales majeures, notamment du point de vue religieux. Des idoles de céramique côtoient une imagerie chrétienne. Et on ne saurait passer à côté d’une comparaison entre ce portrait ancien d’une jeune religieuse aux images de ces manifestations du Printemps érable, qui prennent des allures de cérémonies rituelles païennes. Cela étant, si les transformations sociales semblent si marquées, c’est notamment grâce à ces images de manifestations, qui nous présentent l’époque actuelle à travers des images d’un temps déjà passé, où les gens étaient tournés vers une volonté de changement, vers, oui, l’espoir d’un avenir meilleur.

Des images d’archives se greffent à celles croquées par Yan Giguère, ce qui crée une confusion quant à l’époque de la prise des photos. Sont-elles récentes ou anciennes ? Quelques indices, vêtements, accessoires, aident à répondre, mais, au final, l’effet reste le même. Comme le photographe a utilisé des appareils non professionnels, datant de diverses époques, il nous amène vers un monde de contemplation de souvenirs. De par leur facture imprévisible, de par leur flou ou leurs défauts, ou la prédominance du noir et blanc, les photographies rappellent les albums de famille. Ainsi, elles acquièrent chacune une allure précieuse et semblent témoigner de moments tout aussi précieux. De ce fait, les 260 photographies possèdent un caractère nostalgique fort, indéniable, puisqu’elles nous amènent à plonger dans des souvenirs.

Leur accrochage n’est pas sans rappeler ces murs ornés de portraits que l’on retrouve chez certaines familles. Images de moments marquants, des vivants et des défunts se trouvent données à la vue et offertes à la commémoration. Ces murs sont bien souvent un voyage dans le temps qui s’effectue au gré de l’errance du regard, et c’est la même chose qui se produit avec Visites libres. Ici, le temps agit comme la pensée, il jaillit indifféremment de la chronologie ou de la linéarité. L’association des images relève du regard de l’artiste, qui vogue entre correspondances formelles, leitmotivs et regards intimes. Cette manière de procéder crée une narration ouverte et formelle qui amène à se plonger dans une rêverie ou dans une contemplation et à effectuer plusieurs visites libres, justement.

Yan Giguère fait usage de motifs et sujets récurrents tels que le cercle, la ligne, le rectangle, qui viennent rythmer l’accrochage. Ces derniers agissent comme ponctuations et fils conducteurs d’une cohérence marquée par l’idée du cycle. Par ailleurs, le rythme est accentué par l’épaisseur des blocs ou des volumes de bois sur lesquels sont montées les photographies. Par ce détachement de la surface du mur, les photographies s’imposent comme objets de contemplation. Enfin, la séparation du corpus en trois parties, sur trois murs, celle du centre étant considérablement restreinte, nous permet de respirer, de prendre du repos dans cette frénésie d’images souvenirs.

Visites libres de Yan Giguère est une mosaïque. De lieux, de gens, de souvenirs, de nature, etc. Une mosaïque poétique, ouverte, qui nous amène à nous interroger sur notre habitat personnel et sur sa symbolique.

Julie Gagné est à la fois enseignante en histoire de l’art au collégial et journaliste en arts visuels. Vulgarisatrice, elle a amené ses regards sur la discipline et la fougue qu’appelle son amour du milieu au micro de CKRL 89,1 FM, à Québec, où elle anime, depuis 2010 L’aérospatial, une émission consacrée à l’univers des arts visuels à Québec. Elle a également collaboré à Voir Québec et à la revue Inter, art actuel entre autres publications.

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