Festival du nouveau cinéma.
9 et 14 octobre 2014.
Par Charles Guilbert
Il est des films qui laissent sur nous une large empreinte. C’est le cas de Transatlantique, de Félix Dufour-Laperrière, un film-expérience en noir et blanc qui, par sa façon d’aborder le temps et l’espace, oblige le spectateur à un profond abandon. Ce film restitue de façon poétique l’expérience d’une traversée de l’Atlantique que le réalisateur et ses deux frères ont faite à bord d’un cargo dont tous les membres de l’équipage étaient Indiens. Pour rendre compte de cette expérience unique, qui est en fait la conjonction d’une somme d’expériences, le réalisateur nous fait passer avec souplesse d’une tonalité à l’autre, le film se révélant tour à tour descriptif, abstrait, intimiste, onirique, narratif, contemplatif… Et chaque fois c’est un nouveau rapport au temps qui est suggéré.
On pénètre entre autres dans le temps routinier du travail, lié principalement à l’entretien même du cargo, source incessante de tâches à accomplir et lieu de labeur impossible à quitter. L’équipage nettoie, peinture, répare, pilote… Et par moments on a l’impression que les corps et le cargo fusionnent en une mécanique commune. Le contraste entre la petitesse des êtres et la grandeur du bâtiment rend patent l’aspect inexorable de ce travail auquel les hommes, en bons Sisyphes, consacrent leur vie.
S’y oppose, me semblet-il, le temps de la prière (qui ouvre et ferme le film), un temps distendu, détaché, suspendu, que prolongent des images vertigineuses de l’océan, filmées en 16 mm haut contraste, en négatif et renversé. Le remuement des masses d’eau, filmé dans des cadrages et des lumières diverses, et presque obsessionnellement, renvoie à une immanence où mouvements intérieurs et extérieurs se rencontrent. La traversée se transmue alors en une expérience existentielle. Le temps de la détente, lui, est celui où se font sentir l’attente et la coupure d’avec la terre, ce lieu où l’on fait de la musique, des films… et où l’on aime. Le visage d’une femme en pleurs, image probablement tirée d’un film de Bollywood, vient à quelques reprises hanter l’écran. La présence de cette déesse, muette d’abord, puis chantante, souligne la douleur que cause, pour les marins, le fait d’être coupés de toute féminité. L’équipage, strictement masculin, en est réduit à rêver, à fantasmer ou à se consacrer à des jeux, la cale du bateau se transformant même, pendant quelques heures, en un terrain de cricket.
Et puis il y a le temps de la contemplation, celui qui permet de jouir pleinement de la passivité de la vision et qui nous ouvre à la présence du monde. Félix Dufour-Laperrière nous y invite franchement, imposant parfois un silence total – ce qui est rarissime au cinéma. À plusieurs reprises, la caméra se concentre sur des mouvements tout simples, mais magiques, produits par le tangage du bateau : va-et-vient d’un rideau, par où pénètre une lumière aveuglante ; apparition et disparition de grands traits lumineux striant la cale vaste comme une église ; élargissement et amenuisement du rivage… En leur faisant frôler la fixité photographique – toujours déjouée par ce mouvement qui est au fondement du cinéma –, le réalisateur (issu du cinéma d’animation, il faut le rappeler) réussit à ralentir les images, mimant ainsi l’expérience intérieure liée à la contemplation.
Pour conjuguer les différents types de temps, il fallait faire preuve de partis pris esthétiques nets. Les plans fixes, souvent longs, nous immergent complètement dans des pans de réel. Le travail sonore d’Olivier Calvert, produit essentiellement à partir de bruits captés sur le bateau, relie avec sensibilité les scènes les unes aux autres et nous fait voyager de l’objectivité à la subjectivité, notamment par la transformation de sons synchrones en sons métaphoriques, comme ce bruit scandé de corne de brume qui devient une sorte de mantra vibratoire. S’ajoute à ces choix celui du réalisateur de ne pas traduire les rares paroles prononcées par les membres de l’équipage ; leurs conversations, perdant ainsi leur aspect anecdotique, peuvent être saisies dans leur musicalité et leur aspect rituel (on sait que ce sont des prières, des consignes de travail, des encouragements sportifs…).
Au parcours entre les différents temps répond une traversée d’espaces physiques contrastés. On va de l’intimité silencieuse des cabines exiguës au vacarme de la vaste salle des machines, du mystère lié à un tigre de porcelaine sur un autel miniature à la frayeur que suscite l’orage violent avançant vers le cargo. À la toute fin du périple, lorsque l’on voit, à travers les yeux des Indiens, apparaître dans la brume les clochers québécois sur la côte nord du fleuve SaintLaurent, le film d’atmosphère se boucle en récit : celui d’une rencontre purement physique, spatiale et temporelle, avec l’ailleurs et avec l’autre. Le réel est soudainement redevenu surprenant par sa présence. Et l’on comprend que rien, surtout pas la supposée mondialisation, ne saurait en effacer ces constituants précieux que sont l’altérité et l’étrangeté.
Charles Guilbert est artiste, écrivain et critique (charlesguilbert.ca). Ses réalisations artistiques ont été présentées au Québec et à l’étranger, notamment au Musée d’art contemporain de Montréal, à la Manif d’art de Québec, au Casino Luxembourg et au Metropolitan Museum de Tokyo.