Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, Montréal
11 octobre 2014
Par Louis Cummins
La présentation de superposition, une œuvre de Ryoji Ikeda, par le Musée d’art contemporain de Montréal (MACM) au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts est un geste institutionnel et artistique dont le directeur du Musée, John Zeppetelli, ne peut que se féliciter ; elle indique très clairement la place que le Musée entend prendre au sein de la communauté montréalaise et celle qu’il veut occuper sur le plan international. La convergence des organismes impliqués dans l’événement est impressionnante et inusitée (le MACM, le Festival du nouveau cinéma, les groupes Elektra et Mutek, la Place des Arts, l’Institut français ainsi que les consulats généraux de la France et du Japon). La qualité artistique exceptionnelle du spectacle a rassemblé un public spécialisé suffisamment nombreux pour occuper les 1 500 places de la salle Maisonneuve.
superposition est une œuvre visuelle et musicale magistrale qu’on pourrait sans doute qualifier de conceptuelle en ceci qu’elle utilise le langage de l’informatique quantique et ses paradoxes pour se constituer comme système de production et de diffusion. Le résultat est sublime (au sens que les théories du romantisme ont pu donner à ce mot), parce qu’il dépasse forcément l’entendement, et troublant, parce que le spectateur est à la fois absorbé par un environnement visuel et sonore dans lequel il est plongé et dont il est simultanément exclu sur le plan cognitif en raison de l’impossibilité qu’il a d’appréhender l’ensemble de la performance à laquelle il assiste.
La beauté de la chose tient précisément à la nature même de la proposition présentée par Ikeda : la production et la diffusion d’une œuvre audiovisuelle inspirée et générée par la physique et l’informatique quantiques. Les deux propriétés quantiques de la matière sont la superposition et l’intrication des états quantiques qui sont compossibles tout en étant à la fois différents et distants. À la différence des modèles développés par la mécanique classique, qui supposent que l’état de l’ensemble d’un système puisse être décrit à partir des mesures qu’on prend des propriétés de ce système à différents moments, la théorie quantique, qui porte sur des phénomènes infinitésimaux, a démontré que les mesures que l’on prend altèrent les données observées, si bien qu’on ne peut déterminer à la fois la position et la vitesse des particules, par exemple. On comprendra que présentement il est encore impossible de créer des calculateurs capables de rendre compte de tous les états quantiques d’un système déterminé. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, les chercheurs travaillent à la fois sur des circuits de plus en plus réduits et puissants et sur une unité, le qubit, qui permettrait d’effectuer de tels calculs. Issu de la musique noise japonaise, Ikeda produit des installations et des performances qui se développent dans le temps sous la forme de flux audiovisuels et de données informatiques qui font référence aux mathématiques quantiques en utilisant les développements du langage informatique quantique.
Tout au long de la performance, exécutée par les musiciens Stéphane Garin et Amélie Grould, nous sommes sollicités par des ondes sonores qui envahissent l’espace, vite accompagnées de séries de chiffres diffusées sur des moniteurs. Ces flux s’accentuent et s’amplifient, se rétractent et se concentrent, accélèrent et ralentissent ; des éclats lumineux et sonores surgissent comme des suspensions momentanés ; puis, tout repart. L’œuvre évolue ainsi de manière apparemment aléatoire sans qu’on sache exactement quelles coïncidences et quelles correspondances peuvent s’établir entre les flux sonores et visuels aussi bien qu’entre les projections diffusées sur les différents écrans (vingtdeux en tout), ou encore entre les différentes composantes sonores. Pour être plus précis, il faudrait dire que l’on constate rapidement qu’en plus des concordances qu’on croit voir apparaître, ce sont les dissonances, les écarts, les distances et les hiatus qui se manifestent et que l’on perçoit très clairement. Audelà de la perception de l’ensemble des flux, ce qui nous est donné à percevoir et à concevoir ce sont les altérations et les dissonances, c’estàdire la complexité des différents états de ces flux – donc l’impossibilité de percevoir toutes leurs singularités et tous leurs états –, ainsi que l’extrême dissociation qui se produit entre les différents moments, qui sont parfois continus, d’autres fois discontinus.
Assez curieusement d’ailleurs, ces écarts ont pour effet de tenir le spectateur à distance. L’expérience qu’il fait de la performance le conduit à comprendre son incapacité à saisir un point d’ancrage ou à suivre les flux sonores et visuels ou les données mathématiques. Il est constamment en train de passer d’un état à un autre, un peu à la manière de ce qui se produit devant lui. Tout semble avoir été conçu pour le garder en alerte, présent aux différentes instances de l’œuvre et à ses propres sensations, tout en l’obligeant à prendre du recul et à réfléchir sur ce qu’il en train de percevoir et de ressentir réellement. Les installations qu’avait présentées Ikeda en 2012 à la Fondation DHC pour l’art contemporain opéraient autrement que superposition, dans la mesure où le spectateur se trouvait littéralement immergé dans un environnement visuel et sonore de flux de données informatiques dans lequel il restait cependant libre de circuler. Dans ce casci, toutefois, la séquence, d’une durée de soixantecinq minutes, a pour effet de le retenir et de le sidérer au moyen d’un évènement qui se déploie dans le temps et auquel il est assujetti.
Louis Cummins est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de la City University of New York (2003). Il est à la fois un auteur, un artiste multimédia qui s’intéresse aux installations immersives et un théoricien et critique d’art. Il a publié plusieurs essais de catalogues et des articles dans différentes revues consacrées aux arts visuels et médiatiques. Il est commissaire d’exposition. Il crée des vidéos et des installations interactives et immersives.