Siegfried Kracauer, Sur le seuil du temps, Essais sur la photographie – Samuel Gaudreau-Lalande

[Hiver 2015]

Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2013, 136 pages

Par Samuel Gaudreau-Lalande

Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie réunit en un seul volume tous les écrits sur la photographie du journaliste et sociologue allemand Siegfried Kracauer (1889-1966), qui est surtout connu pour ses écrits sur l’histoire et la théorie du cinéma. Ces textes sont précédés d’une introduction générale de Philippe Despoix, qui a coordonné la publication, et suivis d’un « curriculum vitae in pictures » formé de portraits de Kracauer commentés par Maria Zinfert.

Depuis plus de vingt ans, Despoix travaille à faire rayonner la pensée de Kracauer. Il a édité cinq recueils des textes du sociologue (dont plusieurs traductions inédites, par Daniel Blanchard, Sabine Cornille et Claude Orsoni) en plus de diriger ou de codiriger la publication de trois volumes d’essais abordant sa pensée. Sur le seuil du temps est donc le dernier ouvrage d’une longue série pour ce spécialiste de la pensée allemande du xxe siècle.

Ce recueil regroupe tous les textes sur la photographie écrits par Kracauer, soit cinq essais (dont deux traductions inédites), pour un total de quarante-quatre pages. Cette production peu abondante n’en constitue pas moins, selon Despoix, une « théorisation de la photographie que l’on peut qualifier de pionnière » (p. 7). Cet ouvrage vise donc à la fois à rendre justice à l’originalité de la réflexion de Kracauer sur le médium et à le consacrer comme l’un de ses grands penseurs aux côtés de son collègue et ami Walter Benjamin. Comme le souligne Despoix, Kracauer fut parmi les premiers « à penser la modernité dans son ensemble à partir de cette nouvelle forme de reproductibilité » (p. 8) en cherchant à « comprendre les effets de la reproduction photographique sur la mémoire culturelle » (p. 14).

Dans ses écrits sur la photographie, Kracauer développe une série de thèmes qui sont établis dès son premier essai, « La photographie », publié en 1927 en première page du quotidien Frankfurter Zeitung pour lequel il est alors correspondant culturel à Berlin. Les liens entre photographie, d’une part, et mémoire, art, temps, perception et culture, d’autre part, sont au cœur de sa pensée sur le médium.

L’essai débute par une comparaison entre l’image d’une star, que chacun reconnaît « car il a déjà vu l’original sur l’écran » (p. 27), et le portrait ancien d’une grand-mère alors qu’elle était jeune fille, qui amuse les enfants par son costume démodé. La photographie, impitoyable, saisit les moindres détails de son objet sans pour autant parvenir à en transmettre la mémoire. Sans tradition orale, sans support écrit pour alimenter la mémoire, la photographie est simplement une collection d’éléments visuels. Là se trouve, selon Kracauer, la grande distinction entre la photographie et l’art : « dans l’œuvre d’art, la signification de l’objet devient apparence spatiale, tandis que dans la photographie, c’est l’apparence spatiale qui constitue sa signification » (p. 33). La première est un assemblage, la seconde, une accumulation. Pour cette raison, Kracauer rejette la photographie d’art, celle qui tente de déguiser la technique en style plutôt que d’assumer sa nature mécanique. Par ailleurs, le temps de la photographie est beaucoup plus bref que celui de l’œuvre d’art. La signification de l’image change très rapidement, en fonction du contexte de perception, car c’est l’instant capturé, et non la personne portraiturée, qu’elle transmet. Ce temps, c’est « celui de la mode » (p. 36). La multiplication des images dans la presse illustrée entraîne ainsi une transformation de l’expérience du monde où la perspective donnée par la caméra remplace désormais l’observation directe et personnelle. La photographie, par sa manière d’appréhender le réel sans lui rajouter de signification, correspond à un nouveau stade culturel de l’humanité où la nature est devenue muette. La conscience ainsi affranchie du pouvoir des symboles saura-t-elle survivre à son émancipation ? Kracauer n’en est pas certain, mais, optimiste, il propose une voie qui annonce la culture post-moderne : il donne pour tâche à la conscience libérée « de démontrer le provisoire de toutes les configurations données » (p. 45).

Dans les essais suivants, Kracauer reprend ces thèmes, à l’occasion de commentaires d’exposition pour les trois premiers et d’un article de revue savante pour le dernier. Dans « À la frontière d’hier » (1932), il revient sur l’idée de la péremption rapide des images techniques. Il note que l’apparence dépassée des costumes fait prendre conscience du caractère construit et artificiel des images, si bien qu’elles se révèlent très souvent être kitsch. L’article « Berlin photographié » (1932) permet à Kracauer d’évoquer à nouveau la question de la perception. La photographie, affirme-t-il, n’est pas une source de connaissance, mais un support de la mémoire de ce qui est déjà connu. Ainsi, « les prises de vue que charrient les journaux illustrés étouffent dans le public la capacité de prise en compte du monde visible » (p. 56), puisqu’elles lui présentent une vision escamotée du monde fondée sur des impressions décontextualisées. « Note sur la photographie de portrait » (1933) aborde à nouveau la question de l’art photographique. Kracauer y enjoint le photographe à accorder la primauté au sujet plutôt qu’au style, car ce serait là imiter l’art du peintre. Enfin, dans « L’approche photographique » (1951), le sociologue livre un condensé sur le médium dans une perspective historique.

Sur le seuil du temps comble une lacune importante de la littérature photographique du xxe siècle en réunissant en un seul volume tous les écrits sur le médium de Siegfried Kracauer. À peine un an après sa parution, le livre a d’ailleurs fait l’objet d’une traduction en anglais aux presses de l’Université de Chicago. Cela n’est pas étonnant : le travail d’édition témoigne à la fois d’un grande rigueur et d’un souci pédagogique pour lesquels il faut saluer l’application de Philippe Despoix et de ses collaborateurs. Les notes situent utilement les personnages auxquels Kracauer fait référence dans ses écrits, en plus de renvoyer à la fois aux sources originales allemandes et à leurs traductions françaises. Le travail d’illustration est aussi d’une grande qualité et manifeste une compréhension fine des enjeux de l’histoire de la presse illustrée : la mise en page d’origine des articles et plusieurs images médiatiques et artistiques mettent habilement en place le contexte de l’époque.

Ce contexte, c’est celui de l’Allemagne des années 1920, où la médiatisation de la culture à échelle industrielle par l’image et le son (magazines illustrés, cinéma, radio) est un phénomène récent. En cela, les essais de Kracauer sont toujours pertinents aujourd’hui : ils ouvrent des voies qui permettent de penser l’impact à long terme, sur la culture, des changements de régime médiatique.

Samuel Gaudreau-Lalande est historien de l’art. Il est chargé de cours et doctorant à l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le rôle de la photographie de propagande dans la modernisation du Québec.

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