[Hiver 2015]
Le travail de Vincent Lafrance est traversé par l’idée du simulacre, de la perception et de ses failles. Se jouant de la virtuosité photographique et du hasard, il compose des illusions visuelles avec les moyens traditionnels de la photographie. Son œuvre vidéographique utilise davantage le langage comme effet de confusion; il produit des fictions qui errent avec fluidité entre le drame et la comédie. Vincent Lafrance détient un baccalauréat en photographie de l’Université Concordia. Son travail a été présenté au Canada et en Europe.
Jacques Doyon : Tu présentes l’œuvre que tu exposais récemment à la galerie Les Territoires, Art Système. Magazine d’art et d’idées, comme une exploration de nos attentes face à la revue d’art, en rappelant, dans le communiqué, que A. A. Bronson la considérait comme le tissu conjonctif de la scène de l’art contemporain. Tu mets ainsi en question l’image que le milieu de l’art se donne de lui-même en proposant une série de trente-deux couvertures d’un magazine imaginaire où les personnalités et certains enjeux du milieu se voient transposés, sur un mode caricatural et souvent franchement amusant, dans les procédés accrocheurs de la presse à grand tirage. J’y vois un commentaire à grands traits sur des tendances déjà à l’œuvre dans la presse spécialisée et dans un milieu médiatique considéré comme plus sérieux. Ces observations t’apparaissent-elles pertinentes ? Pourrais-tu élaborer sur ces enjeux ?
Vincent Lafrance : Je ne suis pas certain qu’Art Système soit l’écho d’une tendance déjà à l’œuvre dans notre réalité médiatique. J’observe toutefois notre envie commune d’exister un peu plus. Bien sûr, nous avons mis de l’art un peu partout : dans les tours à bureaux, dans les métros, dans les parcs, à la plage, dans les hôpitaux et même sur d’anciens champs de bataille. Mais sommes-nous moins invisibles ? Ou plutôt : sommes-nous satisfaits de cette relative invisibilité ? Tandis que l’artiste aspire à la reconnaissance de son milieu, ce même milieu cherche à son tour la reconnaissance d’un autre milieu, plus vaste et plus puissant. C’est dans les fissures de cette boutade qu’Art Système s’intègre et peut se lire comme un magazine d’anticipation de genre dystopique. Formellement, il s’agit de la fusion entre la revue d’art spécialisée et la revue d’art moins spécialisée, comme Ricardo ou Clin d’œil. La terminologie est souvent équivalente : Marie-Claude Landry nous invite chez elle à la campagne pour nous avouer qu’elle a appris à s’aimer. Dans un autre numéro : Mathieu Beauséjour revient à la mode ! Ces lieux communs de la presse populaire semblent incompatibles avec notre univers, et pourtant il est difficile d’échapper à l’aura du média imprimé. Ces grands titres aux couleurs criardes possèdent un magnétisme étrange. De manière bien directe, cet effet m’intéresse, je le trouve envoûtant. Art Système est un magazine imaginaire devenu cauchemar. Paradoxalement, une partie de nous souhaiterait peut-être son existence. Ne serait-ce que pour le détester.
JD : Il est intéressant que tu rapproches le désir d’une visibilité accrue auprès d’un milieu plus large et plus « puissant » avec la notion de dystopie, et ce, pour évoquer le sentiment de fascination et de peur que le milieu ressent face au danger de se voir englobé par l’univers de la consommation de masse. D’autant que ton trait d’humour est appuyé : tu ne nous épargnes aucun des topos de la psycho-pop et de la mise en marché des tendances de la consommation et des styles de vie. Il y a de quoi frémir, en effet… Est-ce vraiment ce qu’une partie du milieu appelle de ses vœux ? Et peut-on véritablement considérer les revues Ricardo et Clin d’œil comme des revues d’art, même moins spécialisées ? Les modèles qui ont servi de référence pour les précédents que furent File et Interview semblaient d’un tout autre niveau…
Art Système est ponctué d’instants relativement profonds et parfois critiques qui, effectivement, se perdent dans une masse de bêtises.
VL : Sans souhaiter une dérive médiatique à l’anglaise, il me semble évident et observable que notre milieu recherche d’autres formes de validation. Un gala et une émission de télévision ne sont pas incompatibles avec notre milieu, et tout cela me semble positif. Bien entendu je ne souhaite pas l’existence d’un véritable Art Système. Répondre à vos questions est déjà assez difficile. Je ne voudrais pas, en plus, être photographié avec un cornet de crème glacée molle ou pire, vous parler de ma dernière rupture amoureuse. Sauf si vous insistez, Jacques.
Entre revue d’art spécialisée, revue d’art non spécialisée et revue d’art moins spécialisée la ligne est mince. Il faut garder en tête qu’Art Système est un projet dont les filiations ont davantage à voir avec le magazine français Hara-Kiri qu’avec File ou Interview. Je représente notre milieu avec une certaine arrogance, sans louanges ni flagorneries. Art Système n’est pas au service d’une communauté artistique. Le projet ne semble pas naître d’un amour pour l’art ; l’art y semblerait même absent. À deux reprises cette semaine, j’ai entendu parler du sapin de McCarthy à la radio et, comme c’est souvent le cas, le nom de l’artiste n’a pas été mentionné. Art Système fait l’inverse : l’individu est un sujet d’intérêt en soi. Et cette posture éditoriale est perturbante. L’écriture est complexe : de la vraie critique, de la fausse critique, une véritable recherche de beauté dans les textes et une outrageuse démonstration de bêtise.
JD : Mais quel est-il au juste, ce système de l’art qui, bien qu’il serve de titre au projet, se voit en fait ici très peu explicité, si ce n’est sur le mode de la boutade ou de la contradiction ? Et qui se voit en fait plutôt ramené au ras des pâquerettes et littéralement phagocyté par une culture médiatique du clip et de la formule choc, à l’ironie facile. Ceci étant, on rit tout de même franchement des mises en scène et de certains traits parodiques. Mais quelles sont les idées sous-jacentes à ce projet dystopique ? « Le québécois moyen en est[-il vrai- ment] arrivé à confondre l’art et son contraire » ?
VL : Non, « le québécois moyen confond l’envie d’être artiste avec l’envie de passer à la télé ». Ce ne sont pas mes mots, ce sont ceux de Didier Lucien, je crois.
Art Système est un instrument idéal. Il me permet, par l’intermédiaire de mes propres fautes de goût, de parler des tendances qui me déplaisent et du vocabulaire qui m’irrite. Les gens sont représentés avec dérision et affection. Cette revue me permet d’inventer des récits, et ce type de création est au centre de ma pratique. J’aime la puissance d’évocation du texte et de l’image. C’est très simple et très direct : notre esprit fait la moitié du chemin et, à ce moment bien précis, nous rions de notre propre fiction. C’est un projet très personnel et, pour parler, j’utilise la voix des gens que j’aime. C’est donc un portrait infidèle de mon entourage, de mon milieu. Art Système a la qualité et le défaut d’être une blague entre amis.
JD : En plus d’être franchement drôle, Art Système a comme première qualité, me semble-t-il, d’être symptomatique de l’air du temps. Mais il a peut- être aussi comme défaut de s’en tenir un peu trop à ce simple constat, d’en rajouter peut-être même un peu, ou à tout le moins de jouer d’une certaine ambiguïté. Je trahis ici mon parti pris. Un gala, teinté d’humour, s’énonce pour ce qu’il est ; de même, une émission de téléréalité, évitant dans un premier temps les pires écueils du genre, prend place dans un champ médiatique qui nous est déjà aliéné. Mais la presse écrite, et plus encore la revue, demeure encore pour certains d’entre nous un espace pour la réflexion, si ce n’est un champ de résistance. C’est à tout le moins sous cet angle que je désire saisir la perche que tu nous tends avec cette œuvre.
Tu pointes pourtant par moments peut-être plus dans les premiers numéros d’ailleurs vers quelques enjeux bien réels : celui de la supposée surproduction artistique (qui a fait récemment l’objet de prises de position dans les médias) que tu combines avec l’expansion des institutions muséales ou encore celui de la prise en compte des différentes cultures (minoritaires ou internationales) que tu mets en lien avec la culture des ONG, autour de cette fiction paternaliste de l’organisme Commissaires sans frontières (CSF). « Bourses du CALQ distribuées au hasard », « l’artiste expert de lui- même », « 64 % de l’art en région fait en ville » sont autant de boutades qui abordent diverses questions qui concernent le milieu. Sans oublier la sempiternelle allusion aux « centres d’artistes autogérés, pas si bien gérés que ça ». Tout cela repose sur une utilisation du paradoxe et de la contradiction ouvrant potentiellement des champs de réflexion qui tournent cependant un peu court, parce que perdus dans la masse des quétaineries… Bref, on aurait aimé te voir les étoffer un peu plus…
VL : Étoffer ? Je ne crois pas que cela soit souhaitable. Ce n’est pas le rôle d’un grand titre. Les titres doivent être plus intéressants que les articles qui n’existent pas. Ce qui est complexe et stimulant dans la lecture des trente-deux couvertures est précisément ce mélange d’idées potentiellement intéressantes et d’absurdités. Art Système est ponctué d’instants relativement profonds et parfois critiques qui, effectivement, se perdent dans une masse de bêtises. Mais cette stratégie me stimule et j’ai toujours en tête cette considération quand je travaille de manière directe avec l’humour. Ce mode d’expression a la qualité de ne pas annoncer son intention. Sous un autre registre, Sophie Jodoin affirme dans Art Système qu’« il faut savoir saisir les idées qui tombent du ciel, car elles ne rebondissent pas ». Ce genre de formulation vaguement profonde m’intéresse. Il revient ensuite au lecteur de déceler, parmi les cent trente-cinq blagues d’Art Système, ce qui évoque une dimension plus grande ou une idée plus juste.