[Hiver 2022]
Par Jacques Doyon
Le titre peut sembler paradoxal puisque les artistes réunis dans ce dossier sont tous des défenseurs, des amoureux de la nature et qu’ils la fréquentent régulièrement. Mais ce dont leurs travaux rendent compte c’est d’une « naturalité » traversée de part en part par l’activité humaine, entièrement façonnée par elle, ce qui implique que le sort de la nature est entièrement entre nos mains.
Alpine Signals de Thomas Kneubühler nous transporte ainsi dans les chemins de randonnée sillonnant les paysages pittoresques des Alpes suisses-italiennes. Les sites naturels sont là, devant nous, dans toute leur splendeur, accueillant, en leur sein, les bâtiments, constructions, aménagements qui permettent l’habitation, le travail et les loisirs des résidents et des vacanciers. Seulement, un autre marqueur de civilisation est aussi présent dans toutes ces images : les hautes tours des transmetteurs de signaux numériques. Ce sont les signes matériels d’une culture qui tisse une « toile immatérielle » envahissant peu à peu tous les lieux de nature qui semblaient il y a encore peu hors de portée de l’activité humaine.
Dans Mirement/Towering, Geneviève Chevalier s’intéresse à des emplacements, des institutions et des pratiques qui ont façonné la base de notre approche rationnelle et scientifique des phénomènes naturels. Ses images décrivent des milieux institutionnels majestueux, entourés de jardins ayant jadis accueilli oiseaux et animaux rares importés de territoires colonisés. Entreprises de prise sur le monde et de connaissances se sont ainsi conjuguées et se conjuguent encore trop souvent. L’enjeu, à l’ère de l’anthropocène, est de rééquilibrer cette double aventure avec des modalités de savoir renouvelées, rendant mieux compte de la complexité des écosystèmes vivants afin de mieux savoir et de mieux savoir vivre.
Le projet Refuge: After the Fire d’Andreas Rutkauskas s’inscrit dans une étude sur l’impact du feu sur l’écosystème forestier. De tout temps, cet élément a servi au contrôle et à la gestion des boisés. De nos jours, nous semblons cependant plus obnubilés par la hantise du feu que par une gestion préventive de la forêt qui permettrait de mieux contrôler les incendies. Les images de Rutkauskas font voir les ravages des conflagrations sur le territoire de la Colombie-Britannique, elles s’attardent aux traces des produits utilisés pour étouffer le feu, mais elles montrent aussi comment une forêt ravagée peut être un refuge pour la vie, et la beauté d’un paysage qui se régénère.
Contre-nature, donc ? Oui, au sens d’une prévalence de la culture à un moment où l’entièreté de la nature est affectée par l’activité humaine et où son sort est devenu un enjeu éthique. Cela n’équivaut pas à un irrespect de la nature, bien au contraire, mais plutôt à affirmer l’importance d’une reconnaissance des écosystèmes dans lesquels l’humain exerce son action afin qu’il puisse s’y s’épanouir pleinement, dans le respect d’un équilibre global de la vie. Savoirs, technologies et pratiques humaines, dont on retrouve les traces dans les œuvres réunies ici, sont des composantes essentielles d’une culture qui se définissait historiquement en opposition à un état « de nature », mais qui est aujourd’hui placée devant la nécessité de se redéfinir pour y inclure la part naturelle de l’humain.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 119 – CONTRE-NATURE ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : CV119 – Éditorial + Introduction ]