Éditorial : L’ailleurs comme un ici

[Hiver 2025]

Éditorial
par Jacques Doyon

Le dépaysement, c’est littéralement sortir d’un pays, d’un territoire, d’un lieu familier, pour se retrouver dans un endroit qui nous oblige à rajuster nos habitudes et notre vision des choses. La notion de l’ici, et celle de l’appartenance, se voient tout à coup grandement élargies. Parcourir le territoire d’un pays aussi grand que le nôtre, se frotter aux difficiles conditions de survie des zones arctiques canadiennes, capter et mettre en forme les traces d’un exil dans le bouleversement des choses, voilà autant de façons d’opérer un tel déplacement de perspective.

Les « photographies canadiennes » de Geoffrey James jettent un regard un peu paradoxal sur cet immense pays qu’est le Canada. Issue des multiples voyages – souvent par train – que James a réalisés au fil des ans dans les différentes régions, la série s’attache à montrer des lieux dont l’identité n’est guère affirmée. Villes et campagnes y apparaissent pareillement écartelées entre héritages du passé, zones en transition et développements modernes de type nord-américain un peu génériques. Les icônes d’une possible identité canadienne (train, nature, babioles touristiques) s’y retrouvent çà et là, mais il en ressort plutôt un sentiment de perte, de déchéance, de transformation. On y voit aussi beaucoup de gens, aux origines diverses, de même que quelques traces de la présence autochtone initiale : tous les éléments d’un grand rebrassage.

Louie Palu s’est rendu de nombreuses fois dans l’Arctique canadien, cette partie du pays dont nous connaissons l’importance stratégique, mais dont l’expérience directe reste inaccessible pour la majorité d’entre nous, vu son caractère inhospitalier. C’est pourtant un territoire que parcourent les unités militaires chargées des missions de surveillance reliées au réseau avancé d’alerte, dans la lignée de la Distant Early Warning Line (DEW Line). Pour ces soldats, le mode de vie ancestral des Inuit offre une expertise inégalée, parce que tout dans ce territoire éloigné, qui est pourtant le nôtre, est touché par la difficulté du climat et les nécessités de l’adaptation. Même la pratique de la photographie y devient extrêmement difficile, ce que certaines des images de la série laissent bien percevoir.

Le parcours de Jinyoung Kim en est un d’émigration, de la Corée du Sud vers le Canada, en miroir de l’émigration de ses grands-parents, de la Mandchourie vers la Corée du Sud. Bien que les lieux soient minimalement évoqués, c’est l’idée même du déplacement, et des chamboulements associés à de tels déracinements, qui constitue la trame des œuvres. Ces bouleversements intimes se voient traduits dans une valse d’objets et de meubles de la vie quotidienne, abandonnés, accumulés en entreposage ou jetés à la rue, puis transfigurés en sculptures installatives. Parallèlement, les destructions d’immeubles, débris de construction, arbres en attente de transplantation et nouvelles tours d’habitation témoignent de la mutation des environnements de vie. Une préfiguration du changement plus radical encore que sont l’émigration et l’adaptation à une nouvelle culture, dont on trouve ici les traces.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 128 – DÉPAYSEMENT ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : L’ailleurs comme un ici]