Isabelle Bonnet et Sophie Hackett, Casa Susanna – Dayna McLeod

[Automne 2024]

Casa Susanna

par Dayna McLeod

Isabelle Bonnet et/and Sophie Hackett, Casa Susanna: The Story of the First Trans Network in the United States, 1959-1968, London, Thames & Hudson Ltd, 2023, 480 pages

[EXTRAIT]

Casa Susanna est une superbe mise en valeur de photographies prises au milieu du siècle dernier et montre une communauté d’hommes travestis, de femmes trans et de personnes de genre non conforme du nord de l’État de New York, qui célèbre la féminité1. Dénichées par hasard dans un marché aux puces de New York au début des années 2000, les images publiées dans cet ouvrage volumineux nous font remonter le temps à la découverte d’un groupe enthousiaste et prendre con­science du bonheur qu’ont ces gens à se fêter et se photographier mutuellement en habits féminins. Les sujets sourient et posent devant l’appareil photo dans un style d’instantané, pour des portraits individuels ou de groupe dans des salons, cuisines, vérandas et jardins avant. Perchés sur une clôture, en équilibre sur une roue de charrette ou assis sur un canapé, une chaise ou un tabouret, ils se présen­tent toujours sous leur meilleur jour.

Ces images, qui exhalent l’enchantement et la confiance, racontent une histoire d’affinités, d’empathie, d’intimité, de festivités et de camaraderie. L’ampleur même de la collection accroît la portée de ce réseau dynamique : chaque illustration rayonne d’assurance et de féminité. Des essais captivants de la réputée professeure américaine d’histoire trans Susan Stryker et des commissaires de l’exposition Isabelle Bonnet et Sophie Hackett plantent le décor de cette immersion incroyable dans la vie à la Casa Susanna.

Une sélection de couvertures de Transvestia, une revue publiée pour la première fois dans les années 1960 à destination de la communauté des travestis, puis qui se diversifiera par la suite vers les intérêts touchant la population trans au sens large, complète cette collection d’instantanés des Catskills2. Comme les essais l’expliquent clairement, le lectorat de Transvestia et les pensionnaires de la Casa Susanna se recoupent et se soutien­nent. Un article signé par Victoria Prince, éditrice et rédactrice en chef de Transvestia, explique sa vision du magazine, dont le ton et le style se déclinent également dans de courts reportages sur la beauté, des séries mode faisant appel à des collaborateurs et des annonces personnelles, tous des rubriques régulières. Un texte autobiographique de Susanna Valenti, propriétaire de la Casa Susanna et contri­butrice régulière de Transvestia, détaille son éveil en tant que Susanna, ses combats pour s’habiller en femme et le soutien affectueux de son épouse, Marie. Susanna apparaît dans des pho­tographies tout au long du livre en train d’accueillir des visiteurs, de poser fièrement, dévoiler ses jambes et sourire à pleine bouche.

Stryker replace l’histoire de la Casa Susanna dans le contexte du milieu du 20e siècle. Elle explique aussi qu’elle ne s’identifiait pas particulièrement à la notion traditionnelle de féminité à laquelle les habitués de la Casa Susanna aspiraient, et que les membres de cette communauté étaient des gendernautes s’explorant à travers les autres, faisant l’expérience de différentes réalités, les testant, devinant comment elles pourraient fonctionner. Elle poursuit qu’en revenant à ce passé avec son regard d’historienne, elle voit ces gens nonseulement exprimer leur désir positif de féminité, mais aussi critiquer ce que veut dire être un homme à leur époque.

Bonnet décrit les lourds enjeux du travestissement pour les hommes en cette période de Guerre froide, marquée par un climat de suspicion paranoïaque envers les comportements genrés ou sexuels considérés comme non conformes. Elle met en relief le rôle joué par Transvestia et la Casa Susanna dans la défense et la mise en place de conventions de protection de la vie privée dans tous leurs réseaux face à une dangereuse réalité où toute forme de déviance de genre était traitée comme une maladie ou un délit. Elle aborde également la vie et l’action politique de Victoria Prince et Susanna Valenti et leur impact sur la communauté des travestis, notamment les opinions franchement transphobes, homophobes et antiféministes que Prince diffuse dans la revue.

Hackett analyse la fonction essentielle de la photographie à la Casa Susanna, à la fois discipline et activité unificatrices. Elle évoque également la volonté de Prince de présenter l’« authenticité » dans les pages de Transvestia et décrit les aspirations à la normalité que ces images semblent symboliser. À son avis, il faut y voir une nostalgie pour une ère révolue de la féminité américaine, qui peut-être trouve un écho chez les membres de cette communauté ayant grandi auprès de mères, sœurs et autres modèles dont ils ont une vision idéalisée. Quoi qu’il en soit, ainsi que l’avance Bonnet, il y a un paradoxe inhérent dans cette recherche d’identités féminines conventionnelles qui sont fondées sur une perspective patriarcale de la féminité, selon laquelle les femmes sont réifiées et passives. À son point de vue, il n’y a dans Transvestia qu’une unique identité féminine présentée, dont les attributs varient avec l’âge : la jolie voisine, la ménagère dévouée, la croyante pratiquante. La version travestie du « chic » est classique, discrète, sobre ; le genre de modèle véhiculé par Ladies’ Home Journal et Vogue. Ce style vestimentaire et cette approche de la féminité se retrouvent aussi partout dans Casa Susanna.

Malgré tout, ces images sont plus que de simples photos d’élégance. Ce sont des emblèmes d’accomplissement personnel essentiels à la survie identitaire des participants quand ils quittent le confort de la Casa Susanna pour réintégrer des sphères où règne la masculinité traditionnelle en complet-cravate. Ces photographies circulent alors, souvent par la poste, avec valeur de souvenirs et repères d’une identité et d’une intimité mutuelles, artéfacts tangibles d’affirmation de soi. Quelle chance pour nous de voir ces personnes en femme et d’être témoins du bonheur partagé affiché sur leurs visages, alors qu’elles portent leurs plus beaux atours pour une telle occasion.   Traduit par Frédéric Dupuy

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Isabelle Bonnet et Sophie Hackett, Casa Susanna – Dayna McLeod]

NOTES
1 Ce catalogue accompagnait l’exposition Casa Susanna, coproduite par le Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO) et les Rencontres d’Arles. Elle a été présentée à l’AGO du 23 décembre 2023 au 16 juin 2024. La version française du livre a paru, également en 2023, aux Éditions Textuel, à Paris.
2 Tous les 114 numéros de Transvestia sont consultables sur la collection des archives transgenres de l’Université de Victoria. Cette collection conserve également les dossiers de Virginia Prince, fondatrice de la revue. Voir https://www.uvic.ca/transgenderarchives/collections/virgina-prince/.