[Été 2025]
Ressentir et écouter les images
par Érika Nimis
[EXTRAIT]
En mêlant photographie et textile dans ses œuvres, Mallory Lowe Mpoka cherche à tisser des récits visuels qui explorent les frontières floues de l’identité et de l’appartenance. Son œuvre interroge en particulier la manière dont les individus naviguent dans des espaces multiples, redéfinissant sans cesse ce que signifie faire partie de différents contextes culturels et se situer au sein de ceux-ci. Dans son travail, l’artiste camerouno-belge, née à Montréal en 1996, évoque sa condition hybride, en constant dialogue avec plusieurs cultures. En tant qu’artiste queer, elle aborde également les dynamiques de pouvoir et de représentation à travers divers médiums, créant des œuvres qui incitent à une réflexion critique sur les questions d’altérité et de décolonisation du regard. Ses créations interrogent entre autres la place des corps non occidentaux dans les récits dominants, déconstruisant les stéréotypes véhiculés par la photographie, qui a souvent figé l’Autre dans une image unilatérale.
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Dans une pratique où l’autoportrait tient une place de choix, le corps devient un espace de résistance, une manière de réécrire l’histoire ; ainsi, The Self-Portrait Project (en cours depuis 2021), inspiré de ses archives photographiques familiales, s’enracine pleinement dans le paysage visuel et la culture photographique de l’Afrique centrale post-indépendances, tout en reflétant ses réalités diasporiques. Tenant dans ses mains une photographie de son père datant des années 1970, elle cherche à recréer son sentiment d’appartenance et à raviver son héritage bamiléké (ouest du Cameroun), tout en insufflant une nouvelle vie à ses archives. Depuis un lieu et un point de vue renouvelés, l’artiste perçoit celles-ci comme une ouverture, un espace où il est possible de se réinventer à partir des traces du passé.
Outre la photographie et le textile, l’artiste recourt à d’autres techniques comme la sculpture pour créer des environnements immersifs. Son installation textile la plus récente, The Matriarch: Unravelled Threads (2021–2024)1, présente une structure circulaire, éclairée de l’intérieur, constituée de plusieurs centaines d’images sérigraphiées de sa famille et d’autoportraits, teintés de la terre rouge de la région ancestrale. Ses agencements, qui visent à transformer l’expérience artistique en un dialogue vivant entre l’œuvre et le public, lui ont permis de mûrir, lentement mais sûrement, le projet d’une première monographie d’artiste, intitulée Architecture of the Self: What Lives Within Us2.
Derrière la sobriété de la première de couverture, illustrée par l’image noir et blanc d’une boîte où est entassé pêle-mêle du matériel photographique, Lowe Mpoka déploie, dans Architecture of the Self, une grande inventivité visuelle pour célébrer ses liens intimes avec le Cameroun familial. Sa quête a pris une tournure décisive à la mort de sa grand-mère paternelle, en mars 2023. L’artiste a en effet hérité du rôle de matriarche de sa famille bamiléké et assume depuis la responsabilité de préserver et transmettre la mémoire parentale, notamment celle véhiculée par les photographies.
Le livre s’ouvre sur l’image en double page d’un mur en banco (briques séchées de terre argileuse et de paille) percé d’une petite fenêtre entravée par des lambeaux de tissu, pouvant symboliser la vulnérabilité de cette transmission familiale. Avec fluidité, l’artiste s’emploie au fil des pages à retracer son cheminement entre plusieurs lieux marqueurs d’identité et de mémoire : Bafoutam, le village ancestral, situé à une vingtaine de kilomètres de Bandjoun, où elle a effectué une résidence artistique en 2021, au centre Bandjoun Station ; Douala, où sa famille possède un atelier de couture qu’elle a photographié en 2022 ; Montréal, sa ville natale où, en 2023, elle a personnifié la figure de l’Odalisque, lors d’une performance sous forme d’autoportraits, le regard tourné vers une photographie de sa grand-mère.
La démarche de l’artiste allie photographie exploratoire, poésie, récit intime et réflexions étayées de références. Un cahier imprimé sur du papier vert, à la fin du livre, offre une traduction en français des textes, dont un entretien avec Liz Ikiriko, conservatrice à Toronto. La mise en page du livre, véritable tour de force, alterne les formats des images et des textes, les couleurs, joue avec les opacités, les transparences, les ouvertures, les ruptures, pour souligner la complexité de l’histoire familiale et de la quête de Lowe Mpoka.
Son processus d’ancrage passe par l’inscription de son corps, entier ou fragmenté, dans les bâtiments en pisé qui se dégradent, tout comme les êtres et les choses. La latérite, cette terre rouge qui colore jusqu’à la couverture du livre, est un matériau central. Teindre et photographier se confondent ici, car dans les deux cas, il s’agit de prélever des empreintes à partir de la terre. Peu importe le processus, le travail avec cette matière devient un acte de réappropriation et de transmission. En photographiant ses mains et ses pieds au contact de la terre rouge de ses aïeux3, l’artiste s’imprègne de ce territoire jusqu’à s’y fondre.
Ses autoportraits, telles les pièces d’un casse-tête, occupent une place majeure, comme cette double page présentant des fragments de corps nu, reflétés dans des morceaux de miroir, dans laquelle est inséré un petit cahier alternant citations et visions de la maison à Bafoutam où dominent l’ocre de la terre et des bâtiments, le vert de la végétation et la beauté de la lumière crépusculaire… Plus loin, deux pages noires « cadrent » différemment des parties de corps au contact des éléments (terre et eau), pour dire la condition « (dés)incarnée » du « corps diasporique », écho direct au titre « L’architecture de soi ».
Lowe Mpoka se dévoile aussi à travers la matérialité des archives photographiques familiales dont elle a hérité, des portraits pris au studio ou lors de moments festifs qui témoignent d’un passé qu’elle n’a pas vécu directement, mais qu’elle s’approprie. Ceux-ci sont pour elle bien plus que des images : ce sont des objets vivants qui réveillent des émotions enfouies. L’artiste s’inspire du travail de la théoricienne féministe noire Tina Campt4 qui propose une lecture des illustrations comme des objets à ressentir et à écouter. En jouant sur les émotions et la dimension haptique des photographies, elle nous invite à entrer en résonance avec son travail, à vivre les images au-delà de leur simple vision. Deux codes QR donnent même à « voir » des chants qu’elle a enregistrés, ceux de sa grand-mère dont seules les mains (entrelacées avec les siennes) sont filmées et ceux des enfants de la famille qui entonnent l’hymne national du Cameroun.
En réassemblant les morceaux de la mythologie familiale et en y intégrant des fragments d’elle-même, Mallory Lowe Mpoka propose un voyage introspectif sincère, le tout dans un livre « ancré » à Montréal, fabriqué et publié par les éditions Pièce jointe5, avec le soutien du centre CLARK.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 129 – D’UN CONTINENT À L’AUTRE ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : TITRE ARTICLE]
Diplômée de l’Université Concordia, Mallory Lowe Mpoka centre sa pratique autour de la photographie, des textiles et de la céramique à travers lesquels elle aborde des thèmes tels que la migration, la perception de soi ou le colonialisme environnemental. Elle a reçu plusieurs distinctions, dont le Prix Malick Sidibé des Rencontres de Bamako – Biennale africaine de la photographie, en 2022. Elle a été finaliste pour le prix Access ART x 2022/2023 et est lauréate de la bourse Objectif avenir RBC 2023. Elle a exposé sur les scènes canadienne et internationale.
lowemallory.com/
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.
« font-size: 0.8em; »>NOTES
1 L’œuvre a été présentée au musée Aga Khan de Toronto, dans le cadre de l’exposition collective Light: Visionary Perspectives, tenue du 13 juillet 2024 au 21 avril 2025, agakhanmuseum.org/whats-on/light-visionary-perspectives/.
2 Montréal, Pièce jointe éditions et Centre d’art et de diffusion CLARK, 2024, 166 pages.
3 Le peuple bamiléké a fait face à des massacres d’une rare violence en combattant pour son indépendance (de la France), dans les années 1950–1970.
4 Tina M. Campt, Listening to Images, Durham, Duke University Press, 2017.
5 Menée par un duo curieux et généreux dans son approche exigeante dédiée à la création artistique contemporaine, Pièce jointe travaille en étroite collaboration avec les artistes pour proposer des publications à la fois accessibles, soignées et écoresponsables.