[Automne 2024]
Maxence Croteau, L’infime (codex)
par Michel Hardy-Vallée
Maxence Croteau, L’infime (codex), 2023, exemplaire unique, 802 pages
[EXTRAIT]
La bibliothèque est à sa manière une forme d’art conceptuel : disposition uniforme, système d’organisation complexe et rationnel, exhaustivité et sérialité. Chaque livre y est exposé comme un ready-made. Elle n’en communique pas moins une expérience vécue bien organique, physique et émotive. Je me rappelle ma peine sincère durant la pandémie à la vue du Christo et Jeanne-Claude accidentel qu’étaient devenus les rayons de la Grande Bibliothèque recouverts de plastique sanitaire. Le travail de Maxence Croteau m’aurait bien servi d’antidote. À la bibliothèque des arts de l’UQAM, il a extrait chaque volume des rayons, l’a feuilleté au hasard jusqu’à tomber sur une image qui accroche son œil, puis a fait une photographie du détail accrocheur ; il a recommencé jusqu’à ce que tous les rayons aient été scrutés. Les images furent ensuite disposées sur une grille inflexible reproduisant la séquence des cotes et imprimées de manière à constituer un immense codex à couverture rigide et reliure allemande. Exposé à la galerie Laroche / Joncas, le document était accompagné par une murale composée de reproductions de doubles pages entières et d’images isolées imprimées sur support rigide. Dans le système de Maxence Croteau, rien de très compliqué. L’infime (codex) marche dans les traces du conceptualisme classique, que ce soit The Main… Montréal (1965) de Melvin Charney ou Every Building on the Sunset Strip (1966) d’Ed Ruscha, c’est-à-dire une œuvre qui tente de déhiérarchiser le regard par l’exhaustivité : Chaque monographie sur les tablettes de la bibliothèque des arts de l’UQAM serait un titre alternatif recevable.
Le choix de reproduire les images provenant de livres sur l’art place l’œuvre dans le domaine de la sémiose infinie : chaque image fait partie d’une autre image, qui elle-même réfère à autre chose, et ainsi de suite. Intellectuellement, il est presque impossible de ne pas relier l’œuvre avec tous les philosophes, théoriciens ou spéculateurs sur l’art possibles, que ce soit Platon, Umberto Eco, Gilles Deleuze, Jorge Luis Borges, James Joyce et une infinité d’autres, puisqu’en théorie tout le monde qui informe le travail de Croteau en fait déjà partie. En lisant le mémoire de maîtrise qui sous-tend cette création, j’ai pu constater le catalogue parfois monotone de ses références académiques. Mais dans son ensemble, l’œuvre de Croteau n’est pas une carte à l’échelle 1/1 de la bibliothèque, de l’histoire de l’art ou de la culture québécoise. Ses limites sont plutôt humaines : celles de l’artiste qui ne peut dépenser qu’une énergie finie à son projet, ou du spectateur qui y reconnaîtra inévitablement l’une ou l’autre image. Pour ma part, ce fut un révélateur des photographes québécois que j’y ai reconnus dès le premier regard par les fragments de leurs images (deux juifs hassidim par Edward Hillel et des autoportraits de Raymonde April, par exemple).
La matérialité de la démarche de Croteau m’apparaît comme une dimension plus intéressante de son travail que son système. Après tout, notre époque est celle où la consommation de chaque article du menu d’une grande chaîne de restauration rapide est une démarche légitime de divertissement grand public sur YouTube. Toujours dans son mémoire, Croteau narre de manière évocatrice l’usure du projet sur son corps, et explique l’économie de son attention, son épuisement mental ainsi que les subtiles altérations sur la reliure ou les pages d’un livre que cause leur consultation. Ces douleurs sont aussi celles des bibliothécaires. Chaque système est une tentative de maîtriser quelque chose (un objet ou soi-même) et, bien qu’on puisse analyser en long et en large les subtilités d’un concept (ce qu’il inclut, ce qu’il exclut), la vie concrète de son application en est plus significative. N’en déplaise aux Sherrie Levine, réfuter l’originalité n’invalide pas la valeur de la création. Les artistes ne font pas de nouvelles images, mais de nouvelles actions.
Le dispositif d’exposition de L’infime (codex) nous proposait deux accès différents à sa performance, soit le livremonument, soit les pages recouvrant les murs comme du papier peint. Bien que le livre contienne une totalité, l’impossibilité de voir plus que deux pages à la fois en limitait l’ambition panoptique. Par contre, la disposition murale engendrait un effet narratif, et chaque image semblait le poignant portrait d’un disparu dans un mémorial, comme ceux qui naissent spontanément après les tragédies ou ceux plus permanents comme chez Maya Lin. Marcher à travers les rayons de livres est une étape grisante dans la journée d’un rat de bibliothèque, un moment cinématique qui combine l’excitation pour le titre à trouver au vertige devant l’abîme du savoir potentiel entrevu. Il m’a semblé que la disposition dans l’espace de la totalité de l’œuvre de Croteau lui donnerait une ampleur humaine que son pesant codex n’atteint pas complètement.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Maxence Croteau, L’infime (codex) – Michel Hardy-Vallée]