[Automne 2024]
Velvet Terrorism
par Kelly Midori McCormick
[EXTRAIT]
À l’hiver 2012, huit femmes portant collants éclatants, robes au-dessus du genou aux couleurs vives et cagoules flamboyantes prenaient d’assaut la plateforme Lobnoye Mesto sur la place Rouge, à Moscou, pour y entonner en hurlant la ballade punk-rock « Poutine a fait pipi dans son pantalon », tandis qu’il neigeait autour d’elles. Sur ce qui est devenu l’un des documents photographiques les plus connus de leur œuvre, on peut voir les membres des Pussy Riot lever leurs bras et poings dénudés au ciel en clamant : « Émeute en Russie – Poutine a fait pipi dans son pantalon ! Émeute en Russie – nous existons ! ».
Alors que les Pussy Riot présentent leur travail à travers le Canada1 en 2024 avec l’exposition Velvet Terrorism: Pussy Riot’s Russia et le spectacle punk Riot Days, leurs exemples de la manière dont des citoyens lambda peuvent défier les régimes autoritaires sont une vraie lueur d’espoir en pleine guerre entre la Russie et l’Ukraine. L’une des premières choses que voient les visiteurs de l’exposition à la Polygon Gallery est une séquence où Taso Pletner, membre du groupe, vêtue d’une longue robe noire et d’une cagoule rouge, boit d’un trait une bouteille d’eau, debout sur une table au-dessus d’un grand portrait en noir et blanc de Poutine, puis soulève sa jupe et urine abondamment sur ce dernier, l’imbibant complètement. L’acte radical de montrer une vulve au monde entier pour profaner une image officielle donne le ton de l’expérience que constitue une plongée dans l’univers des Pussy Riot.
Le public de l’exposition est invité à se faire témoin de l’histoire récente d’oppression des libertés civiques à travers les actions de protestation récurrentes des Pussy Riot. Grâce à de nombreux exemples des réactions de l’État russe à leur art de performance, nous constatons l’effritement des droits civils et les stratégies de plus en plus créatives auxquelles les membres du groupe ont recours pour trouver des moyens de déjouer la police. Le génie provocateur des Pussy Riot s’exprime dans sa propre grammaire de documentation, où toutes les pièces proposées dans les salles sont traitées avec une égale irrévérence. Photographies et dessins sont plaqués, mélangés et présentés en collage, et une symbolique singulière est créée par les textes muraux rédigés au ruban adhésif de couleur, en caractères d’imprimerie manuscrits, et des étiquettes au marqueur stylisées. Les styles d’écriture changent, et la perspective évolue au fil de la chronologie de chaque action, mais la personne qui rédige demeure anonyme, même si chaque segment est « signé » par les membres ayant participé à l’intervention concernée.
Dans un contexte où manifester peut rimer avec emprisonnement, coups, empoisonnement et travail forcé, ces femmes testent en permanence les limites du possible et le font avec un sens de l’humour effronté qui les stimule quand elles sont aux prises avec le système judiciaire et subissent deux ans de prison et d’assignation à résidence. Nous, spectateurs, n’étions pas sur place pour voir les Pussy Riot s’introduire dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou pour y chanter leur « prière punk » (« Merde, merde, merde du Seigneur ! Vierge Marie, Mère de Dieu, deviens féministe ! »). Nombre des actions ont été menées non pas pour un vaste public sur place, mais dans l’idée de les capter en vidéo et photographies ; il s’agit moins de mettre en scène un épisode en particulier de manifestation radicale que de démontrer à quel point leurs coups d’éclat sont l’expression extrême d’un mécontentement croissant partout en Russie.
Le sentiment de malaise grandit au fur et à mesure que se dévoile chaque action dans l’espace d’exposition labyrinthique : les femmes sont battues et contusionnées alors qu’elles interprètent « Poutine vous apprendra à aimer la patrie » lors des Jeux olympiques de Sotchi en 2014 ; elles accrochent des banderoles pour protester contre l’emprisonnement de figures de l’opposition et du réalisateur ukrainien Oleg Sentsov (2018) ; elles font irruption sur le terrain pendant la finale de la Coupe du monde de la FIFA (2018) ; elles suspendent des drapeaux arc-en-ciel à d’importants édifices gouvernementaux pour s’insurger contre la criminalisation de la communauté LGBTQ russe (2020) ; et chaque fois, nous nous lamentons et applaudissons pour elles.
Cette rétrospective phare de l’œuvre des Pussy Riot fait prendre conscience du nombre de personnes nécessaires à la production, l’enregistrement et la diffusion de pratiques artistiques collectives. Créée par Maria Alyokhina, membre du groupe, en collaboration avec la galerie et collectif d’art autogéré Kling & Bang à Reykjavik, et organisée par Ragnar Kjartansson, Ingibjörg Sigurjónsdóttir, Dorothée Kirch et Reid Shier (Polygon Gallery), l’exposition joue sur plusieurs dimensions sensorielles pour montrer aux visiteurs les raisons de la genèse des Pussy Riot et comment « tout le monde peut être Pussy Riot ». Dans son large spectre visant à présenter les actions d’artistes contre l’État russe, l’exposition fait également la démonstration que les Pussy Riot, ce ne sont pas uniquement les protagonistes devant la caméra, mais aussi derrière. Vasily Bogatov a méticuleusement rendu compte des interventions du groupe depuis Voïna, sa première mouture, et a produit le film documentaire Pussy Versus Putin (2013) en tant que membre du collectif de réalisateurs Gogol’s Wives. L’identité individuelle de chaque artiste, commissaire, cinéaste et photographe intervenant à toutes les étapes des actions des Pussy Riot importe moins, cependant, que le message collectif d’ensemble sur ce qui arrive quand des personnes joignent leurs efforts pour revendiquer leurs droits et défier l’autorité.
En 2024, la tournée de l’exposition avec des arrêts en Islande, au Danemark, en Allemagne et au Canada s’accompagne de Riot Days, une « expérience multimédia activiste » interprétée comme un « opéra punk électronique » dans des salles locales, dont les recettes sont reversées à un hôpital ukrainien. Que nous hurlions avec elles ou nous esclaffions quand elles bernent la police une fois de plus, ces performances exubérantes nous donnent l’élan et les outils nécessaires pour réfléchir aux façons dont nous-mêmes pourrions aussi briser les silences des systèmes de répression dans lesquels nous vivons. Traduit par Frédéric Dupuy
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Velvet Terrorism]
NOTES
1 Le premier arrêt a eu lieu au Musée d’art contemporain de Montréal, du 25 octobre 2023 au 10 mars 2024.