Suzanne Lafont, Et toi, chère plante ? – Nathalie Côté

[Automne 2024]

Et toi, chère plante ?

par Nathalie Côté

[EXTRAIT]

Des fissures de trottoir de villes françaises jusqu’aux cimaises du centre VU, les fleurs sauvages et autres « mauvaises herbe » cueillies et photographiées par Suzanne Lafont sont difficilement reconnaissables. Loin de l’herbier et de la botanique qui montrent et identifient, elles sont plutôt l’objet d’un travail sur la couleur, l’image et l’écrit, nos rapports avec la nature. L’artiste française, active sur la scène de l’art contemporain depuis plusieurs décennies, a imprimé ses photographies sur de grands formats de polypropylène (230 sur 150 cm) dans les laboratoires de VU, lors d’un séjour à Québec à l’automne 2023.

La présentation de ses œuvres fait partie de Manif d’art – La biennale de Québec, dont le thème « Les forces du sommeil » trouve ici un nouvel éclairage avec ces plantes émergeant de la grisaille du béton. Cette flore qui s’obstine à fleurir entre les pavés fascine toujours. Comme les premiers pissenlits qui bourgeonnent au printemps dans les lieux les plus hostiles.

La manipulation des images photographiques par Suzanne Lafont donne à son herbier expérimental un aspect surréel. Les impressions, tantôt sur fond noir, tantôt sur fond blanc, rappellent la solarisation. Les couleurs d’origine des fleurs ont été modifiées. Les tiges sont bleues ou rouges. Les plantes ainsi transformées acquièrent une luminosité qui en accentue le caractère fictif. De multiples récits sur nos rapports avec la nature sont possibles. On reconnaît là une fleur semblable à une marguerite, une autre qui rappelle l’iris, mais le but n’est pas de les identifier.

Elles sont le prétexte à des explorations des liens entre les images et les mots, un enjeu qui traverse tout le travail de l’artiste inscrite, en cela, dans la tradition de l’art conceptuel. Les mots imprimés à même chaque photographie identifient une des composantes de la plante et un de ses dérivés, le plus souvent industriel : d’isoprène (comme les semelles), de potassium (comme les piles électriques), de cellulose (comme la soie artificielle), d’aldéhydes (comme le parfum no 5), de lipides (comme le cerveau). On imagine les possibilités d’associations presque infinies…

Une première exploration d’un ensemble de mauvaises herbes a débuté en 2017 et avait été présentée au musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Les photographies, alors de facture plus sobre, étaient associées à des noms de rue dans la préfecture du département de la Gironde et dans des villes environnantes, à des personnages historiques, comme à des situations. Dans cette série intitulée Nouvelles espèces de compagnie (roman), il s’agissait déjà d’une mise en valeur de plantes négligées, mais aussi d’une dénonciation de l’envahissement de l’activité humaine sur la nature. En entrevue avec la directrice du Musée, Suzanne Lafont parlait alors de « la nature sauvage qui n’existe plus » et de ces mauvaises herbes qui se mêlent au monde social.

La plus récente variation de l’herbier de l’artiste présentée à Québec remet toujours en question l’exploitation du vivant. Ici cependant, ce sont les composés chimiques des plantes qui ont déterminé les mots associés. La proposition prend ainsi un caractère peut-être plus universel.

En plus de la vingtaine d’images fixées aux cimaises, sur un muret au centre de l’espace d’exposition, deux photographies d’une plante posent littéralement la question et interpellent les visiteurs : « Et toi, chère plante, de quoi es-tu composée ? ». Chacune des photos y répond à sa façon.

Vers une photographie écoresponsable. La question peut aussi s’adresser au support photographique des œuvres que Suzanne Lafont a imprimées sur de grands polypropylènes. Cette matière, quoiqu’à base de pétrole, est considérée comme écoresponsable puisqu’elle est recyclable (comme les contenants de yogourt), selon Vincent Drouin, technicien à l’impression et au montage chez VU. C’est lui qui a guidé l’artiste dans son choix. Il va sans dire que l’uti­lisation d’un support écoresponsable était une préoccupation pour cette dernière, dont l’intérêt pour la nature n’est pas à démontrer.

C’est aussi une des questions que soulève cette exposition qui interroge la matière et ses composantes. Elle permet de s’interroger sur un enjeu auquel est confrontée la photographie contemporaine. Les artistes de VU travaillent depuis le début de l’année 2024 à un projet de photographie écoresponsable pendant lequel se succéderont résidences de création, formations et tables rondes. Les centres d’artistes SAGAMIE d’Alma, Espaces F de Matane et L’imprimerie de Montréal travaillent en concertation avec celui de Québec sur l’exploration des meilleures prati­ques d’impression. Ils étudient des so­lutions de remplacement à l’impression photographique argentique et aux produits chimiques que nécessite son développement en laboratoire. Qui sait s’ils en trouveront une à l’utilisation de support photographique à base de pétrole ?

Les artistes et leurs productions ne sont certainement pas les plus grands pollueurs de la planète, mais ces expé­rimentations ouvrent, semble-t-il, des champs nouveaux d’exploration pour la photographie.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Et toi, chère plante?]