Zaynê Akyol, NÛJEN, les combattantes – Claudia Polledri, « Pour de plus beaux et de plus libres lendemains »

[Automne 2024]

« Pour de plus beaux et de plus libres lendemains »

par Claudia Polledri

[EXTRAIT]

Je m’étonne de la destinée que Dieu a réservée aux Kurdes. Ces Kurdes qui par le sabre conquirent si souvent la gloire pour se retrouver au final privés d’empire et dominés par leurs voisins ?
Mem et Zîn, Ahmedê Khanî, épopée kurde écrite en 1692

Derrière leur apparente « évidence », les photographies de Zaynê Akyol contiennent un monde. Elles relient le présent au passé d’une nation toujours sans État et étalée sur quatre pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran), et interrogent l’avenir d’une région qui demeure, plus que jamais, incertain. Ces images associent aussi deux pratiques voisines, mais néanmoins distinctes : le cinéma et la photographie. Le premier est le terrain artistique principal d’Akyol. Sa carrière de cinéaste compte deux documentaires qui exposent, sans retenue, les enjeux militaires et politiques auxquels les forces armées kurdes sont confrontées, surtout depuis l’avènement de l’État islamique (EI) en 2014. Dans Gulîstan, terre de roses (2016), Akyol partage sa rencontre avec les femmes combattantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qu’elle côtoie dans leur quotidien dans les montagnes du Kurdistan irakien jusqu’à ce qu’elles partent pour la bataille de Sinjar (2014–2015). Lors du tournage de ce film où les visages des femmes sont les protagonistes et les armes portent un nom naît l’idée de se tourner vers la photographie, ce qui l’amène à réaliser le projet Rojekê, un jour (2016).

Les clichés présentés ici, sous le titre de NÛJEN, les combattantes, sont issus du deuxième long métrage, Rojek (2022)1. Tourné en Syrie, celui-ci présente une série d’entretiens avec d’ex-combattants de l’EI aujourd’hui détenus dans des prisons contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS). Certaines des protagonistes de ces photos apparaissent dans une séquence du film. On les voit se préparer à partir pour Hajine afin de « sauver Deir ez-Zor de Daech », une province située dans le nord-est syrien à la frontière avec l’Irak, au croisement des routes vers Raqqa (nord-ouest), Mossoul (Irak) et Palmyre (sud-ouest), et carrefour stratégique pour l’EI. C’est précisément dans ces territoires de Syrie, entre Deir ez-Zor et les villes de Raqqa et Aïn Issa (dans le Rojava ou Kurdistan occidental) que ces images nous amènent.

Si dans Gulîstan, terre de roses les femmes s’enrôlent dans l’armée du PKK, celles des photos, qu’elles soient kurdes, arabes et assyriennes, font partie de l’Unité de protection des femmes (YPJ, formée en 2013) ou de l’Unité de protection du peuple (YPG, 2011), nées en Syrie pour lutter contre le régime. Depuis la bataille de Kobané (2014–2015), les deux formations ont été en première ligne dans les combats contre l’EI. Ces groupes constituent la branche armée du Parti de l’union démocratique kurde, en Syrie, et ont fait partie de la coalition des FDS.

Loin d’être anodine, cette cartographie militaire explique que ces images ne sont pas simplement des photos de « combattantes », mais reflètent un univers géopolitique composite dans lequel Zaynê Akyol s’est orientée pas seulement grâce à ses origines kurdes. Ces clichés, tout comme les tournages, sont le résultat d’une démarche exigeante menée en amont, faite d’autorisations, de permis et d’attentes, et sur le terrain, en raison du contexte marqué par la guerre. Ce sont d’ailleurs les difficultés à diriger une équipe de tournage dans un tel cadre qui l’ont poussée vers la photographie, et ainsi à retrouver un rapport plus direct à l’image et aux sujets représentés. Enfin, ces photos sont la trace d’une rencontre avec ces femmes, soudée par des semaines de partage et d’échanges lors de la réalisation du film.

Par rapport aux portraits plus intimes de Gulîstan, terre de roses dans la série NÛJEN, on remarque une relation plus directe entre les combattantes et le territoire dans des lieux hautement symboliques. À noter que pour cette série, Akyol s’est servie d’un appareil argentique de moyen format recon­nu, entre autres, pour la qualité des portraits et pour la colorimétrie très juste des clichés. Plusieurs de ces images ont été prises dans la ville syrienne de Raqqa, fief de l’EI que les FDS ont libéré le 17 octobre 2017 sous la direction de la commandante kurde Rojda Felat. Réalisée deux ans après la chute du califat, NÛJEN témoigne, par la posture de ces femmes (non dirigées par Akyol), d’un rapport de force envers ces lieux, dépourvu toutefois de toute ostentation ou de triomphalisme. Les deux photos prises devant et dans l’hôpital national, dernier bâtiment, avec le stade, délivré par les FDS, marquent par l’absence de braverie, comme si la seule présence sur les lieux suffisait pour en démontrer la valeur. Le plus souvent, les combattantes se tiennent debout, face à des bâtiments en ruine, métaphore de ceux et celles qui ont résisté et contribué à l’effondrement du califat.

La détermination de ces soldates émerge davantage dans des clichés comme ceux pris à Deir ez-Zor. Dans l’une d’elles, les visages et les regards ne montrent aucune hésitation, alors que l’assurance des soldates se manifeste dans leur disposition en V, une figure à la fois équilibrée et expressive, soulignée par le cadre. Ne manquent pas non plus les sourires ni les moments de pause, ce qui contribue à mitiger tout caractère intimidant. L’évidente familiarité avec les armes, qui apparaissent telle une extension des corps, accentue paradoxalement l’effet de « normalité » qu’elles dégagent. En revanche, les portraits des femmes au visage couvert des Unités antiterroristes (ou Yekîneyên Antî Teror, YAT), qui regroupent les meilleurs membres du YPJ et du YPG, décrivent un tout autre registre. Bien plus affirmée, la composition presque sculpturale des corps dans l’image prise à Aïn Issa souligne la présence victorieuse sur Daech : ici, on ne se tient pas « à côté » des ruines, on les surmonte.

Depuis l’éclatement de la guerre avec l’EI en 2014, les combattantes kurdes ont souvent fait les manchettes, notamment dans la presse occidentale, alors qu’en réalité leur engagement dans différents groupes armés kurdes remonte à bien plus loin2. Les termes par lesquels elles ont souvent été décrites varient entre « héroïne », « victime » ou « terroriste », des visions stéréotypées renforcées par des images qui, en insistant sur les traits féminins des soldates, évoquent l’une ou l’autre des postures. Les photographies d’Akyol proposent en revanche une image différente de ces femmes, construite de l’intérieur sans aucune spectacularisation ni des rôles ni du genre. Elles restituent, avec une apparente simplicité, une réalité difficile et évitent les écueils que la pulsion scopique liée à la photographie peut parfois solliciter.

Mises en dialogue avec le film Rojek, ces photos acquièrent une plus grande profondeur de champ, ce qui permet de mieux comprendre les motivations qui conduisent ces femmes à s’engager, ainsi que l’idéologie meurtrière à laquelle elles sont confrontées. Le contrepoint entre ces deux œuvres est sans doute un des aspects importants de cette démarche. Il reste que ces combattantes ne cessent de nous interpeller, car elles déconstruisent les rôles et redéfinissent les stéréotypes, comme celui qui associe la guerre au genre masculin. À ce propos, Leila, combattante expérimentée, rappelle qu’« il ne faut pas oublier que ce ne sont pas les femmes qui font la violence, c’est la “guerre” qui est violente3 ».

Enfin, la langue kurde nous rappelle que les mots jin et jiyan, soit « femme » et « vie » partagent la même racine. Avec le terme azady (liberté), ces termes composent depuis longtemps un slogan4 du PKK, où le rôle des femmes et la lutte contre le patriarcat ont été largement réfléchis, thématisés et affirmés. Cet hymne aux femmes et à la vie contredit-il les postures guerrières en dialogue constant avec la mort ? Il nous vient alors à l’esprit les paroles que la combattante Sozdar Cudî livre dans une des scènes finales de Gulîstan, terre de roses avant de partir en mission et qui pourraient être aussi celles des femmes des photographies de NÛJEN : « Demain… Nous partons en guerre. Toi aussi, tu viens. J’espère que ce sera un combat réussi et que nous sauverons notre peuple arabe qui est là-bas. En ce moment, mes propos sont peut-être mes dernières paroles pour toi, ou peut-être pas. Tout de même, j’aimerais que mon journal vidéo te reste, qu’il te reste en souvenir. J’espère que nous vivrons de plus beaux et de plus libres lendemains. […] Dans ces [len]demains libres, avec une vie libre, avec un art libre, j’aimerais te retrouver ». Que ces paroles et ces images continuent de nous interpeller.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : « Pour de plus beaux et de plus libres lendemains »]

Notes

1 Le film a été choisi pour représenter le Canada dans la catégorie Meilleur film international en vue de la cérémonie des Oscar de 2024.
2 La période varie selon les régions du Kurdistan et les groupes armés : entre 1979 et 1981 en Iran, en 1990 dans le PKK, en 1996 dans l’UPK, pour ne citer que ces exemples.
3 Somayeh Rostampour, « Front de guerre. Un temps pour la transgression de genre en Turquie ? », Les Cahiers du CEDREF, 24 | 2020, mis en ligne le 15 juin 2020, https://journals.openedition.org/cedref/1321
4 C’est le slogan « Femme, vie, liberté » qui, après avoir été repris lors des funérailles de Masha Jina Amini à Saqqez dans le Kurdistan iranien (17 septembre 2022), a donné voix aux soulèvements qui ont suivi jusqu’en 2023 et que les Kurdes ont désignés par « la révolution de Jina ».


L’artiste

Diplômée de l’École des médias de l’UQAM, Zaynê Akyol remporte, au terme de son baccalauréat, le Prix du meilleur espoir en cinéma documentaire remis par la chaire René-Malo pour son moyen métrage Iki bulut arasind / Sous deux ciels (2010). Depuis sa maîtrise axée sur les enjeux relationnels et créatifs en documentaire, elle a réalisé deux longs métrages, Gulîstan, terre de roses (2016) et Rojek (2022). Elle a reçu de nombreuses reconnaissances dont le Prix du meilleur long métrage au festival de Milan en 2016 (pour Gulîstan, terre de roses) et le Prix spécial du jury au festival Hot Docs de Toronto en 2022 (pour Rojek).
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L’autrice

Claudia Polledri est chercheuse postdoctorale au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, où elle a obtenu un doctorat en littérature comparée consacré aux représentations photographiques de Beyrouth (1982–2011). Spécialiste de la photographie contemporaine au Moyen-Orient, elle a été commissaire de l’exposition Iran. Poésies visuelles, présentée au Québec en 2019.