[31 mai 2023]
Par Baptiste Grison
PHOS
10e anniversaire, Matane et Matanie
12.05.2023 – 18.06.2023
Quiconque a déjà fréquenté PHOS de façon régulière aura noté qu’un certain nombre de caractéristiques ont façonné, année après année, la marque de commerce de l’événement « Photo + art » de Matane : une programmation foisonnante et éclatée (tant physiquement dans la ville que dans le contenu), des prises de risques et des prises de liberté, et une place non négligeable accordée aux étudiants en photographie du cégep local, qui trouvent là l’occasion de faire leurs premières armes. Et bien sûr, il y a la question des lieux : faute d’infrastructures suffisantes, les organisateurs ont appris à travailler avec ce qui est disponible et développé un savoir-faire dans l’investissement de friches industrielles plus ou moins délabrées. L’idée centrale part certes d’une célébration de la photographie – PHOS est très étroitement lié au centre d’artistes Espaces F avec qui il partage équipe et locaux –, mais le rendez-vous printanier s’intéresse aussi et surtout à tout le champ concerné par l’imagerie numérique, qu’elle soit fixe, animée ou de synthèse, ainsi qu’aux pratiques multidisciplinaires.
L’édition 2023, qui représente la dixième bougie, ne déroge pas à la règle, et il n’est pas évident de discerner une ligne directrice liant l’ensemble de la programmation. Qu’importe, car là n’est pas le propos : « Nous recherchons l’expérimentation, les tentatives radicales, les nouveaux langages. L’idée est d’explorer la façon dont se décline la pratique de l’image dans les pratiques artistiques contemporaines », nous confirmait Gilles Arteau, fondateur de l’événement dont il assure le commissariat pour une dernière fois.
Au menu, l’installation interactive Entropie du Saguenéen Paolo Almario fait figure de pièce marquante. Dans une vaste salle du complexe culturel Joseph-Rouleau, le public se trouve confronté à quatre surfaces de projection rectangulaires, chacune composée de 4 800 morceaux de plastique blanc, comme autant de pixels matérialisés. En nous plaçant face à l’une de ces surfaces, notre portrait est capté par un dispositif de caméras cachées équipées d’un système de reconnaissance faciale, et projeté sur l’un des écrans. C’est alors que se met en action un robot placé en arrière de la surface de projection, programmé pour sélectionner – arbitrairement – quelques parties de l’image qu’il va repousser et qui s’empileront sur le sol de la galerie dans un froid cliquetis.
L’installation s’autodétruit ; plus le temps passe et plus la surface est altérée, nous laissant confrontés à une multitude de questions brûlantes d’actualité : que vaut notre identité dans un monde croulant sous les représentations ? Comment se soustraire aux caméras qui de plus en plus nous analysent à notre insu ? Quelles traces de nous seront conservées dans la masse des données colligées ? Et, surtout, combien d’autres de ces technologies soi-disant intelligentes que nous créons sont-elles susceptibles de nous détruire de la sorte ? Entropie, avec ses multiples possibilités de lecture, est une œuvre à la fois fascinante et génératrice d’un profond malaise, et dont la pertinente contemporanéité saute aux yeux.
Dans une galerie adjacente, une seconde installation audiovisuelle interactive convie à une tout autre expérience, cette fois faite d’abstraction et de poésie, opportunément intitulée Point de fuite. Alexis Langevin-Tétrault, qui en a profité pour faire fonctionner son propre dispositif le soir du lancement, a déployé une série de câbles colorés qui tous convergent vers un même point au fond de la pièce, fusionnant en une longue perspective. Ces délimiteurs d’espace peuvent être tendus ou détendus au moyen d’enrouleurs mécaniques : chaque action met en branle une série de capteurs de tension liés à des lumières DEL, à un projecteur vidéo et à un dispositif sonore qui, ensemble, se combinent pour générer une expérience multisensorielle intrigante et sans cesse renouvelée.
Expérience encore, avec le spectacle inclassable au programme du premier samedi de PHOS : Le Carougeois, annoncé comme une « œuvre scénique multidisciplinaire » signée Gilles Arteau, met à contribution deux artistes de l’image et un concepteur sonore autour d’un texte fort en métaphores, récité par les deux voix synchrones de Carole Nadeau et de Sylvain Miousse. Pendant que Mériol Lehmann (par ailleurs… photographe) module des sons à partir des intonations des narrateurs, Marcelle Hudon crée en direct et avec sagacité des images rétroprojetées à partir d’un dispositif technologiquement archaïque et alimenté par un bric-à-brac d’objets hétéroclites – sortes de photographies éphémères jaillissant d’un improbable cabinet de curiosités. Tout cela pendant que Steve Verreault expérimente des projections d’images animées… Difficile, dans un tel contexte, de saisir avec certitude l’ensemble du propos : il est sans doute beaucoup plus raisonnable de baisser sa garde et de se laisser submerger par le flux des signes qui surgissent de toutes parts.
Tout aussi touffu qu’il soit, PHOS est porté par une équipe restreinte ; aussi les activités ponctuelles et les vernissages s’échelonnent-ils pendant tout le mois que dure l’événement. À l’heure d’écrire ce texte, plusieurs autres propositions suscitant la curiosité n’avaient pas encore pris forme.
C’est le cas de Phosphoros, œuvre in situ de Jean-Yves Vigneau qui aborde en lumière la question du phosphore dans l’agriculture industrielle, quelque part dans un champ de Saint-Léandre. Ou de l’installation Matières immortelles pour les oubliés dans laquelle le Matanais Mathieu Savoie revisite des archives locales. Ou encore, et surtout, d’une œuvre destinée au village de Sainte-Félicité, Dessins à numéro, « une projection vidéo dans un espace public et un déploiement performatif » commandée à l’artiste multidisciplinaire Jocelyn Robert, qui s’est inspiré de Animitas (blanc) de Christian Boltanski.
Boltanski, donc. Deux ans après sa disparition, il clôturera en beauté ce PHOS 2023. En 2017, dans le cadre de la Manif d’art 8 – La biennale de Québec, l’artiste français avait installé 800 clochettes japonaises tintant dans le vent, reproduisant une carte du ciel dans un champ enneigé de l’île d’Orléans. Animitas (blanc), l’œuvre vidéo qui en a été tirée, affiche une durée de onze heures ; elle sera présentée à Matane dans la galerie d’Espaces F, jusqu’en septembre. Le prétexte est donc tout trouvé pour une belle halte sur la route de la péninsule.
Baptiste Grison est photographe, vidéaste et, à l’occasion, commissaire d’exposition. Il a étudié l’histoire de l’art au premier cycle universitaire, puis les arts visuels à la maîtrise. Dans son travail, il explore principalement les manières personnelles dont nous faisons l’expérience du territoire, à commencer par celui du Saint-Laurent maritime. Il vit et travaille au Bic.