[18 octobre 2023]
Par Sophie Mangado
Lors de sa première incursion au chemin Roxham, en 2018, la photographe torontoise Ruth Kaplan sait qu’elle a affaire à une réalité complexe, dépassant largement les quelques mètres à franchir pour passer des États-Unis au Canada. La conjonction des forces à l’œuvre l’interpelle d’emblée. Elle aborde alors les migrants, les bénévoles à leur secours, les chauffeurs de taxi, les policiers mais aussi le territoire lui-même comme autant d’entités qui ne se seraient jamais rencontrées sans « Roxham ».
La concentration singulière des enjeux humains, politiques, géographiques et sociaux la saisit. « Le drame de la traversée de chaque individu porte en lui la puissance de ce moment intense, évoquant les problèmes mondiaux liés à la migration, mais se manifestant à une petite échelle gérable, ce qui en fait un site frontalier unique », résume Ruth Kaplan en accompagnement de sa série The Crossing.
Privilégiant le côté américain comme point d’observation, la photographe retourne des dizaines de fois dans le secteur, jusqu’au printemps 2023, alors que le gouvernement canadien ferme le point d’entrée irrégulière du chemin Roxham.
En résulte un essai photographique entre images au narratif explicite et propositions conceptuelles, cherchant à rendre compte de l’intangible. Le passage frontalier se résume à une poignée de minutes. Ce qui le précède pique la curiosité de Ruth Kaplan, d’autant plus que ce qui lui est donné d’observer du moment précis de la traversée est très restreint.
Assez tôt dans le processus, la photographe s’intéresse aux derniers kilomètres de voyage des migrants venus du monde entier pour entrer au Canada par ce chemin-là. Elle passe beaucoup de temps à Plattsburgh, point de chute de l’autobus arrivant de New York, et devient ainsi témoin d’un flot orchestré par les chauffeurs de taxi qui conduisent les demandeurs d’asile au bout du chemin Roxham. Et comprend que ces derniers constituent un chapitre important de l’histoire.
La route devient une composante majeure de The Crossing. Ruth Kaplan partage régulièrement des taxis avec les migrants entre Plattsburgh et la frontière. Au fil de ce trajet d’une demi-heure, elle saisit le regard des chauffeurs sur ce pan d’histoire hyper médiatisé.
On s’est beaucoup intéressé aux migrants en ce qui a trait à ce passage si particulier. Ruth Kaplan s’interroge aussi sur l’empreinte laissée sur la communauté frontalière par leur présence. Les seuls conflits auxquels elle a assisté ayant nécessité une intervention de la police locale se sont passés entre chauffeurs de taxi. Cette région du nord de l’État de New York compose avec son lot de misère sociale. Une famille tient un quasi monopole sur la manne financière que représentent ces allers-retours à la frontière, famille avec laquelle Ruth Kaplan a noué des liens au fil des années.
Par ces kilomètres partagés, nous entrons dans l’intimité des protagonistes. Lorsque la barrière de la langue contraint la parole, Ruth Kaplan a recours aux regards et au non-verbal pour vérifier si elle jouit de l’accord tacite de photographier. Si un malaise est exprimé, la photographe se retire. Parfois, on accorde une prise de vue sans visage. D’autres fois, on se montre moins réticent. Dans ces cas-là, elle plonge au cœur du groupe, ouvrant ainsi la porte du taxi aux témoins que nous sommes à notre tour.
Les extraits de témoignages qui accompagnent les photographies viennent de demandeurs d’asile installés au Canada, que la photographe a rencontrés dans d’autres contextes, toujours en lien avec son travail global sur les migrations. Descriptifs, minimalistes et souvent délibérément dénués d’émotions, ces récits post-traversée juxtaposés à des images qui la précèdent contrastent avec le sentiment de confusion qui règne sur les lieux.
Animée par la même pudeur que celle qui a guidé sa démarche pour la série Bathers dans les années 1990, Ruth Kaplan ne présume pas de la vulnérabilité des sujets photographiés. Où et quand pourront-ils s’ancrer plutôt que d’être en attente ou en mouvement? Sans nier la fragilité de la situation, elle veut éviter de porter un regard misérabiliste et réducteur sur les migrants.
Avec cette série au long cours, Ruth Kaplan veut poursuivre son exploration des enjeux et tensions à l’œuvre en matière de migration et d’exil, thèmes qui résonnent dans l’histoire de ses propres parents et nourrissent du même fait sa sensibilité particulière au sujet.
Ruth Kaplan est une photographe documentariste basée à Toronto. Dans son travail, elle explore les comportements sociaux qui se manifestent par la physicalité, dans une grande variété de rituels, et, plus récemment, les questions relatives à l’immigration et au statut des réfugiés. En plus de son parcours en photographie éditoriale, Kaplan a présenté des expositions à l’international et reçu de nombreux prix et bourses. Elle enseigne à l’Université métropolitaine de Toronto et à l’Université de l’ÉADO. Elle est représenté par la Stephen Bulger Gallery.
Sophie Mangado est journaliste. Elle écrit pour la presse jeunesse et assure la recherche pour des projets documentaires. Les sujets touchant à la justice sociale et à l’éducation l’animent particulièrement. Elle coordonne un collectif de photographes et de journalistes voué à faire découvrir les outils narratifs multimédias à des personnes marginalisées, afin de les encourager à prendre parole dans l’espace public.