Jacques Payette. Photographies, de John R. Porter – Pierre Dessureault

[14 novembre 2023]

Par Pierre Dessureault

Si l’œuvre de peintre de Jacques Payette est bien connue, celle de photographe était relativement confidentielle jusqu’à la publication par le Musée d’art de Joliette, avec le soutien de la Fondation Pierre Lassonde, d’un imposant ouvrage en quatre volumes signé John R. Porter. Dans Jacques Payette. Photographies, l’artiste clarifie d’entrée de jeu sa position : « La photo n’est pas mon métier. J’ai fait de la photographie sans prétention, par pur instinct, pour alimenter ma production graphique et picturale, pour documenter mon parcours artistique et pour garder des traces de mon quotidien ».

John R. Porter, Jacques Payette. Photographies, Musée d’art de Joliette, 2023, 27,9 x 27,9 cm, quatre volumes à couverture rigide regroupés dans un coffret, 924 pages (l’ensemble)

En premier lieu, les images photographiques deviennent des documents. Payette fait appel au pouvoir mimétique propre à la photographie pour constituer un répertoire de sujets intimistes et de motifs dans lequel il puisera au gré de son inspiration et de son désir pour produire un tableau qui existera par les seules qualités de la peinture. Photographie et peinture évoluent en parallèle, chacune reposant sur ses caractéristiques propres. D’un côté, la précision de la machine optique, le cadrage, les angles et les points de vue ont force d’évidence. De l’autre, la peinture substitue, à la saisie spontanée du médium photographique, un espace construit et défini par l’artiste, qui imprime sa gestuelle à la matière picturale, affirmant la matérialité comme une composante essentielle du tableau, au même titre que son iconographie.

« Si j’ai régulièrement pris des photos en fonction de tableaux à venir, j’ai surtout pris des photos pour faire des photos. » Au fil des ans, la pratique photographique de Payette s’émancipe de l’œuvre peinte. Il aborde tour à tour une diversité de genres traditionnellement associés à une photographie que l’on pourrait qualifier de directe et spontanée. À cet égard, le découpage selon la chronologie de l’œuvre par John Porter souligne bien l’évolution de celle-ci.

Dans le premier tome, Racines (1963–1989), c’est la chronique visuelle d’une famille et d’un milieu dans son quotidien qui se décline en instants saisis sur le vif et en une exploration des possibilités tant descriptives d’un milieu que des qualités expressives du médium. Dans Ailleurs (1990–2005), ce sont les nombreux voyages qui donnent lieu à des instantanés dans lesquels le regard s’attache aux structures du portrait social et le point de vue de l’artiste définit l’image dans des rapports proprement photographiques. Le paysage y fait son apparition et traduit un sentiment de la nature aux accents romantiques dans des vues qui sont autant de tissus de formes, d’ombres et de lumières. Regards et jeux dans l’espace (2005–2018) approfondit l’iconographie de l’intime déjà présentée et met en lumière quelques expérimentations sur les registres expressifs du médium : une série d’images réalisées au sténopé en 2008 rappelle les essais des pictorialistes qui entendaient plier l’image photographique aux conventions de la peinture au moyen de multiples interventions sur la surface du négatif et des tirages. Chez Payette, pas de ces travestissements : le flou et les couleurs diffuses propres au procédé se fondent dans la matière de l’image, affirmant la singularité du médium dans sa lecture du visible. Dans une approche tout autre, deux séries, l’une sur le Groenland et l’autre sur la Guadeloupe, empruntent nombre de caractéristiques d’une photographie documentaire classique : frontalité, primat de la description, précision optique. Ces vues fixent des impressions visuelles retenues pour leurs formes, leurs couleurs et leurs détails pittoresques, mais ne constituent cependant pas des ensembles cohérents affirmant une intention documentaire et une perspective sur leur sujet.

Le dernier tome, consacré aux divers ateliers occupés par Payette entre 1963 et 2007, nous mène à l’arrière-scène de la création, lieu de recueillement et de contemplation, de travail et d’expérimentation. L’inventaire minutieux par Payette de son espace de travail est plus qu’une exploration de l’iconographie de l’atelier ou qu’une tentative d’immortaliser cet instant fugitif de l’imagination. C’est en quelque sorte un portrait in absentia de l’artiste par l’entremise de ses outils et de ses œuvres, par les traces qu’il laisse de son passage dans ces lieux. La photographie devient un outil pour montrer ce que l’artiste choisit de présenter de lui-même.

C’est un grand défi pour l’historien de l’art que d’interpréter, le premier, un corpus d’œuvres photographiques jusque-là inconnues produites par un peintre dont la réputation n’est plus à faire. « Arriver à comprendre, à expliquer et à situer un jardin secret aura constitué un défi irrésistible… », écrit Porter, dans un long préambule. En premier lieu, c’est d’une longue histoire d’amitié entre l’artiste et l’auteur que provient ce projet de livre. « Devant son ouverture à des suggestions susceptibles d’améliorer la maquette de ses quatre volumes, nous nous lançons dans un dialogue soutenu, nos échanges débouchant bientôt sur des corrections, le retrait et l’ajout de photographies en vue d’une sélection plus serrée et plus complète, le respect rigoureux de la trame chronologique des clichés, l’insertion de nombreuses informations à mon avis essentielles, l’adoption d’un nouveau titre général et d’un sous-titre pour chacun des volumes, la rédaction de légendes plus précises et de textes d’accompagnement parfois très substantiels – jusqu’à deux pages ! – pour les photographies sélectionnées, etc. »

Cette approche par la sympathie adoptée par Porter nous place au cœur de l’œuvre de Payette, mais révèle aussi ses limites. Il est difficile, à la lecture des trop nombreux textes qui accompagnent systématiquement chacune des photographies, de faire la part entre la connaissance intime de l’artiste, la compréhension en profondeur de sa double démarche de peintre et de photographe, et une juste distance critique entre les images et le discours que l’on porte sur elles. Ce qui finit par noyer celles-ci dans une surenchère interprétative qui ne distingue pas l’anecdote de l’essentiel. Les images naissent et existent dans un espace de silence et ce qu’elles portent de sens apparaîtra dans leur rencontre avec un lecteur qui, en dialogue silencieux avec elles, exercera son plein droit de regard.

Spécialiste de la photographie québécoise et canadienne, Pierre Dessureault a conçu à titre de conservateur plus de cinquante expositions et publié nombre d’ouvrages et d’articles sur le sujet.