[29 novembre 2022]
Par Cheryl Simon
Pour ce récent projet, développé autour du collage, Justine Kurland emprunte une nouvelle direction, résolument matérielle, elle qui est surtout connue pour sa photographie documentaire novatrice et forte : des tableaux saisissants, pris sur le vif ou mis en scène, de jeunes filles et femmes, évocations d’une vie américaine en marge. Avec SCUMB Manifesto, Kurland rend hommage au formidable SCUM Manifesto (1968) de Valerie Solanas – SCUM étant l’acronyme de Society for Cutting up Men –, y ajoutant un B silencieux pour indiquer que l’acte de découper dans ce cas-ci s’applique aux livres d’hommes et non aux hommes eux-mêmes. Audacieux, radical et ludique, SCUMB Manifesto emprunte dans une certaine mesure à l’esprit de l’original, mais là où la référence au tranchant relevait chez Solanas du procédé littéraire, Kurland l’emploie au sens littéral. SCUMB Manifesto présente des collages réalisés à partir de matériel prélevé dans sa collection de livres photographiques. Refonte incisive des textes normatifs de l’art photographique occidental, l’exercice consiste ici à taillader dans toutes ses dimensions la vision des hommes blancs qui a défini l’essentiel de l’histoire de la photographie.
D’abord monté en 2021 sous forme d’exposition d’une série de soixante-cinq collages originaux assemblés sur les couvertures des ouvrages dont les matériels bruts respectifs étaient issus, SCUMB Manifesto rend à la forme livresque les images dérobées, quoique dans une mouture substantiellement et irrévocablement remaniée. Désormais décliné en 116 planches, c’est un projet beaucoup plus vaste qu’il ne l’était initialement. Et le nombre de membres de la « Society for Cutting Up Men’s Books » s’est, lui aussi, considérablement accru. Tour à tour introspectifs, poétiques, performatifs, élogieux et érudits, les essais de Renee Gladman, Mariana Chao, Catherine Lord, Ariana Reines et de Kurland explorent la notion de « découpage » comme forme de revendication féministe : une stratégie de résistance face à la frénésie presque intarissable en matière d’objectification des femmes dans la représentation.
Si les noms des auteurs des photographies auxquelles les collages de Kurland empruntent ne sont pas mentionnés, le titre de chaque composition renvoie ou fait allusion aux projets emblématiques de leurs créateurs; dans la plupart des cas, le style et les intérêts caractéristiques de ces photographes relèvent de l’évidence. En fait, les œuvres qui composent SCUMB Manifesto aspirent à distiller l’essence même de chaque réalisation des « donateurs », mettant au passage en relief divers aspects de la psyché qui l’a mise au monde. Les obsessions de Harry Callahan sont étalées au grand jour par la prépondérance des postérieurs de nus qui peuplent le tableau Eleanor de Kurland, et les marottes d’Alfred Stieglitz sont exposées avec les mains ondoyantes qui sont un hommage à Georgia O’Keeffe. The Bike Riders tire sans équivoque son inspiration du livre et des préoccupations de Danny Lyons, tandis que la paternité impérieuse de Richard Avedon ne fait aucun doute dans les cadres de planches-contacts 8 x 10 vides qui emplissent les pièces Portraits de Kurland.
Pour Portraits (Negative Space), cette dernière retire les personnages de chaque image originale et meuble l’espace ainsi dénudé d’autres cadres déserts. L’effet recherché est de laisser entendre que les sujets-objets de cet ensemble stylisé à l’extrême sont, dans une large mesure, interchangeables – tous et sans surprise célèbres, singuliers ou formidables. Dans une veine semblable, Portraits (Additive Space) traîne dans son sillage une flopée d’attributs. Des choses aussi variées que des peaux de crotale et des dents d’animaux, des nombrils, des pénis, des mains grêlées de taches de rousseur et des abeilles qui s’accrochent à la peau nue sont autant de symboles de l’unicité de la vie humaine.
Tod Papageorge, Lee Friedlander, Guy Bourdin, Helmut Newton, Philip-Lorca diCorcia, William Eggleston et Stephen Shore, pour ne citer qu’eux, font une apparition dans SCUMB Manifesto, et un nombre important des collages réalisés à partir de leurs livres présentent des parties du corps découpées, la plupart du temps mais pas exclusivement, de modèles féminins. Têtes et bras démembrés, jambes, poitrines, torses et poils pubiens sont agencés dans des configurations suggestives et étonnantes. Ces morceaux forment parfois des noms; ailleurs, ils participent à des orgies lesbiennes exubérantes et autres formes de faste sexuel. La plupart du temps, ils sont intégrés à des scènes du quotidien éclatées, membres humains cohabitant avec des pièces automobiles, des aliments et autres biens de consommation, s’étirant comme des débris après une tempête.
Pour qui a étudié la photographie au cours des cinquante dernières années, SCUMB Manifesto provoquera des sentiments partagés. Lors d’entrevues récentes, Kurland reconnaissait que le projet évoluait en terrain très émotif. Les images choisies comme matière première ont été pour elle formatrices, et tel est le cas pour la plupart d’entre nous. D’un côté, l’entreprise tient du règlement de comptes, de l’autre, de l’éviscération. Quoiqu’il en soit, c’est une démarche essentielle. Parmi la cacophonie des modèles de représentation pour l’essentiel masculins, SCUMB Manifesto fait jaillir pour Kurland une voix différente et sans doute plus authentique, qui crée un espace pour de nouvelles interprétations, relectures et réhabilitations, faisant souffler un vent de fraîcheur au cœur des canons de la photographie. Traduit par Frédéric Dupuy
Cheryl Simon est professeure et auteure. Ses sujets de recherche actuels couvrent l’art algorithmique et la culture Internet, la photographie et les archives, l’archéologie des médias et les modalités évolutives dans les pratiques artistiques sur écran. Elle enseigne au programme de maîtrise Studio Arts à l’Université Concordia et au département Cinéma + Communications du Collège Dawson, les deux à Montréal.