Suzanne Paquet, Le paysage façonné – Luc Lévesque

[Printemps/Été 2011]

Suzanne Paquet
Le paysage façonné.
Les territoires postindustriels, l’art et l’usage Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, 235 p.

Au confluent d’une culture contemporaine de la surexposition aux images, de l’hypermobilité touristique et du spectaculaire généralisé, le concept de paysage constitue aujourd’hui un cadre particulièrement intéressant et névralgique pour penser notre rapport au territoire et à ses modalités de façonnement. Le paysage n’est pas une donnée naturelle et a priori, mais une construction de la culture, construction en évolution oscillant « entre chose et idée », entre la modification factuelle du territoire et sa réinvention par de multiples médiations qui transforment les façons de le voir et de le qualifier. Suzanne Paquet dans le Paysage façonné explore les modalités et l’histoire récente de cette construction hybride en s’attardant plus particulièrement à l’apport de l’art – principalement ici le land art et la photographie artistique – à l’invention paysagère des territoires de l’ère postindustrielle. Cet apport artistique, aussi déterminant soit-il ou fut-il dans l’histoire des paysages, est relayé et transformé depuis les années 1960 par la prégnance de plus en plus forte d’un « mode touristique » qui tendrait à assujettir le paysage à une marchandisation du territoire comme spectacle. Ce sont principalement les multiples rouages de ce processus que scrute Paquet de manière critique en analysant les liens transversaux, qui se constituent entre land art, photographie, mobilité et tourisme.

Le livre préfacé par Anne Cauquelin – elle-même auteure d’ouvrages clefs sur le paysage1 – est divisé en quatre chapitres. Dans le premier, sont introduites les principales notions – paysage, photographie et tourisme – qui activeront la trame de l’itinéraire. L’émergence historique du concept de paysage est retracée de façon synthétique à travers un parcours (Erwin Panofsky, Hubert Damisch, Anne Cauquelin, Augustin Berque, John B. Jackson, etc.) qui souligne notamment l’origine picturale de l’invention paysagère au xve siècle de même que l’importance cruciale de la perspective et du voyage comme modes privilégiés de construction visuelle et d’ap­­préciation des paysages. Incorporant le modèle perspectif élaboré en peinture, la photographie jouera aussi au xixe siècle un rôle déterminant dans la conquête et l’invention de nouveaux paysages – notamment les paysages identitaires du désert et du wilderness américains – comme le souligne Paquet en s’attardant à l’apport pionnier des surveys photographiques de Timothy O’Sullivan. Enfin, depuis le premier voyage organisé de Thomas Cook en 1841 jusqu’à l’exploitation massive de la ressource paysagère par l’industrie touristique à la fin du xxe, Paquet soutient, en s’appuyant notamment sur les travaux de Dean MacCannel2, que le paysage ne serait pratiquement plus à l’époque contemporaine qu’ « une question de tourisme » relayé par le véhicule stratégique de la photographie. Dans le second chapitre, cette thèse, ramenée à l’art contemporain, trouve dans le filon du land art un pertinent terrain de démonstration.

Après un « portrait de l’artiste en touriste » relatant les expéditions et appropria­tions suburbaines de Robert Smithson, l’analyse des earthworks de ce dernier et d’autres protagonistes du land art œuvrant dans le désert appuie le propos en mettant en évidence l’implacable efficacité du dispositif : œuvres in situ monumentales difficilement accessibles au cœur de ter­ritoires périphériques et mythiques du désert amé­­ricain, cruciales prises de vues photographiques et documents complémentaires (cartes, textes, artefacts, etc.) qui appellent au déplacement et attisent une consommation du lieu ou du territoire comme paysage-image et spectacle. À cet égard, ce qui différencierait le land art en tant qu’« art du paysage » d’une pratique de photographie artistique – celle d’un Lewis Baltz par exemple, s’intéressant à l’entropie de la banalité urbaine et suburbaine –, ce serait justement la construction et la présence de « destinations » aptes à alimenter la dynamique spectaculaire du dispositif touristique. Dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage, ce sont les différentes « modulations », traductions et instrumentalisations de ce dispositif qui sont mises en lumière en suivant le retour des land artists (Smithson, Morris, Heizer, Holt, etc.) vers la ville. Parcourant une série de projets urbains et périurbains de « réhabilitation par l’art » des années 1970 et 1980 – ceux de Nancy Holt particulièrement –, on observe comment l’art public « dans le paysage » devient, pour les promoteurs et les dirigeants municipaux, un intéressant « outil d’aménagement du territoire », un outil contribuant notamment « à homo-généiser l’espace urbain au profit d’une classe moyenne attirée par l’apparence de qualité de vie » (Paquet, p. 131). L’appropriation dans les années 1980 du land art par certains architectes paysagistes comme Peter Walker et Martha Schwartz – surtout préoccupés par l’impact visuel de leurs interventions – s’inscrit dans la même veine de « paysagement » et d’ « em­­bellissement ». Enfin, comme le souligne l’auteure, la photographie artis­tique sera, dans les mêmes années à tra­vers de nouvelles missions photographi­ques – à l’exemple de la datar en France – mise aussi à contribution pour le développement de stratégies d’aménagement cherchant à exploiter de façon optimale le « capital paysager » et touristique de larges territoires. Ainsi, tous les chemins empruntés dans la traversée de ce livre passionnant et abondamment documen­té3 semblent nous mener inexorablement à la destination d’un paysage spectacle, paysage contemporain véhiculé par des représentations photographiques, motifs de « déplacements en reconnaissance » effectifs ou virtuels pour une société apparemment complètement assujettie à l’emprise d’un possible « paradigme touristique ».

En s’attardant plus spécialement au corpus du land art et de la photographie des années 1960, 1970 et 1980, le Paysage façonné relève donc avec beaucoup de pertinence la prégnance contemporaine d’un mode occidental d’appréciation distanciée du territoire hérité du procédé perspectif, un procédé relayé jusqu’à nos jours par un ensemble de mécanismes de plus en plus puissants et envahissants. Le constat de ce parcours critique soulève l’aspect potentiellement réducteur de la notion de paysage abordé sous l’angle exclusif de l’image et du spectacle suivant un mode touristique généralisé. Mais sommes-nous (artistes, aménagistes, citoyens, etc.) vraiment réduits aujourd’hui à n’être que des touristes, des spectateurs ou des visiteurs distants collectionnant les paysages-images du monde ? Cette « tyrannie paysagère » aurait-elle aussi contaminé les pratiques artistiques actuelles comme le relevait, il y a quelques années, l’auteure du livre dans les pages de cv (no 73, 2006, p. 30-31) ? Aussi utile puisse être le regard critique proposé par Suzanne Paquet, il est aussi nécessaire de faire valoir l’émergence d’alternatives au modèle dominant scruté dans le Paysage façonné. S’il y a effectivement un « usage de l’art » contribuant au « contrôle spectaculaire » du « territoire aménagé » annoncé par Debord dans La société du spectacle (1967), il y a aussi aujourd’hui tout un ensemble de pratiques artistiques, citoyennes et aménagistes qui s’activent pour réinventer la ville existante à travers une réappropria­tion usagère de l’espace urbain, comme en témoignent notamment ces dernières années plusieurs publications portant sur ce thème4. Pour ces pratiques, les documents photographiques ne constitueraient pas tant des icônes ou des indicateurs de destinations potentielles que des véhicules à portée diagrammatique5, vecteurs catalysant potentiellement le désir de réinventer l’habiter, encourageant des attitudes qui ne se résument pas à la distance du spectateur, mais qui inviteraient plutôt à l’action et à la participation, voies pour aborder autrement les modalités de l’invention paysagère. En exposant avec acuité les mécanismes de façonnement spectaculaire du paysage contemporain, le livre de Suzanne Paquet signale virtuellement qu’il est temps plus que jamais de faire brèche dans ce modèle dominant pour ouvrir l’expérience du territoire à d’autres motifs de valorisation et de qualification.

1  Anne Cauquelin, voir notamment: L’invention du paysage (puf, 1989) et Le site et le paysage (puf, 2002).

2  Dean MacCannell, The Tourist. A New Theory of the Leisure Class, Berkeley, Université de Californie, 1999.

3  Ce livre est issu de la thèse de doctorat de Suzanne Paquet soutenue à l’Université de Montréal en 2005. Outre une bibliographie étoffée, l’ouvrage est adéquatement illustré de photographies, dont plusieurs de l’auteure. À noter, en postface, le bref récit illustré du parcours de Suzanne Paquet à la recherche de quelques-uns des principaux sites de land art discutés dans l’essai.

4  Voir notamment : Florian Haydn et Robert Temel (dir.), Temporary Urban Spaces. Concepts for the Use of City Spaces, Bâle, Birkhaüser, 2006; Constantin Petcou et Doina Petrescu (dir.), Urban Act : a handbook for alternative practice, Paris, aaa/Peprav, 2007; Mirko Zardini et Giovanna Borasi (dir.), Actions : comment s’approprier la ville, Montréal, Centre canadien d’architecture, Amsterdam, sun, 2008; Jean-François Prost (dir.), Adaptative Actions, aa et space, Londres, 2009.

5   Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille plateaux, 1980, p. 177) associent le diagramme à une « machine abstraite qui ne fonctionne pas pour représenter […], mais construit un réel à venir, un nouveau type de réalité ». Deleuze et Guattari empruntaient la notion de diagramme à Peirce (1902) – le diagramme comme type d’icône représentant des relations – en lui conférant par ailleurs un rôle différent, « irréductible à l’icône » et à la représentation. Suivant William James et Deleuze, John Rajchman (dans C. Davidson (dir.), Anyhow, 1997) a associé le diagrammatique qui « mobilise et connecte » à l’hypothèse d’un « nouveau pragmatisme » d’inventions et d’expérimentations.

Luc Lévesque est architecte et artiste, il enseigne l’histoire et la théorie de l’architecture à l’Université Laval (Québec); il s’intéresse aux nouvelles approches du paysage urbain et de l’urbanisme. Au sein de l’atelier syn-, il a réalisé ces dernières années diverses recherches et interventions urbaines [www.amarrages.com]. Il est actuellement membre du comité de rédaction de la revue d’art actuel Inter.

 
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