The Shabbiness of Beauty, par Moyra Davey – Laurie Milner

[20 février 2024]

Par Laurie Milner

Le livre de Moyra Davey The Shabbiness of Beauty (2021) doit sa genèse à une exposition organisée par l’auteure sur son propre travail et sur celui de feu Peter Hujar1. On peut y voir le prolongement d’un projet esthétique et conceptuel porté par Davey durant deux décennies : à travers des combinaisons complexes d’images et de textes, elle explore les similitudes et résonances entre la vie et l’œuvre d’un panthéon de photographes, cinéastes et écrivains modernes – queers dans bien des cas, et dont l’existence s’est interrompue tragiquement – et les siennes. Mais il marque aussi des évolutions : dans cette entreprise, Davey prend soin de ne pas construire des parallèles entre sa vie et celle d’Hujar, choisissant plutôt de différencier leurs orientations moderne et postmoderne respectives2. Et, pour la première fois dans une publication, elle présente les œuvres visuelles à part du texte essayiste, au lieu de les y intégrer. Cette séparation entre photo et écrit donne l’espace nécessaire à une rencontre plus intime avec les images, prises individuellement et en relation les unes avec les autres.

The Shabbiness of Beauty, Moyra Davey & Peter Hujar, Londres, MACK Press, 2021, couverture rigide imprimée en relief, 17 x 24 cm, 128 pages

Lire cet ouvrage s’apparente à une flânerie. Nulle table des matières ici. « Vanishing », essai de quatorze pages d’Eileen Myles qui sert d’introduction, comprend des passages hautement instructifs sur Hujar, New York et la perte, même si les photographies ayant inspiré ces réflexions ne sont pas toujours citées. Les clichés qui suivent – vingt-six de Davey, vingt-sept dʼHujar – ne sont pas légendés. Pour connaître l’artiste, le titre ou la date, il faut se reporter à deux index à la fin du livre, l’un pour les œuvres d’Hujar, l’autre pour celles de Davey ; ces index renvoient aux numéros de page, mais ces derniers ne sont imprimés que par intermittence tout au long du volume et, quand ils apparaissent, ils sont si ténus qu’on les déchiffre à peine.

La première image est Leg (1984), une des premières incursions de Davey dans l’anti-esthétique féministe des années 1980. Elle est dérangeante, clinique par sa précision, au dispositif pleinement assumé. La partie intérieure du mollet mouillé d’une personne à peau claire est représentée sur un fond tout aussi pâle parsemé de gouttes d’eau. De fins poils collent à la jambe, créant des motifs en trait ; trois gouttelettes réfléchissent la lumière, telles de minuscules lentilles ; des marques légères sur la peau – celles de chaussettes enlevées récemment? – strient le bas du membre et la cheville ; l’arrière-plan, qui semble être en carton blanc, est moucheté de traces d’eau absorbée par le support et de gouttelettes qui scintillent à la surface. Ces détails tiennent à la fois du dessin, de la photographie, de la gravure et de la peinture. Chacun nous invite à l’examiner plus attentivement ; ensemble, ils dispersent le regard. Des ombres prononcées forment un renflement autour de la jambe. Perceptivement, elles créent l’illusion que l’arrière-plan se replie vers l’avant. Sémiotiquement, elles instaurent un jeu entre signes indiciels et emblématiques : une ombre triangulaire en haut à droite suggère une partie de la jambe invisible dans l’image ; en même temps, elle s’inscrit comme le prolongement du coup-de-pied en bas à gauche. Une pleine bande noire ancre la composition, sonnant le glas de l’illusion photographique, excluant toute tentation voyeuriste.

Sur la page suivante, Nude Torso (1979), d’Hujar, est tout en souplesse et fluidité. Un homme, vu de dos, pose en contrapposto. Son corps, représenté du milieu du thorax aux genoux, est sculpté dans la lumière tamisée du studio. Dans l’œuvre d’Hujar, la beauté corporelle est indissociable des particularités de celui-ci ; plis de peau fine au-dessus de la hanche gauche, taches de rousseur, grains de beauté et marques de naissance sur la peau, duvet de poils bouclés sur les jambes. La lumière se perd dans l’obscurité pour mieux revenir à travers l’image, elle définit les contours du torse et fait écho à son port subtil. À l’arrière-plan, dans à peu près le même rôle que la bande noire dans Leg, de Davey, une ligne trouble marque la rencontre du mur et du plancher ; elle se poursuit entre les jambes écartées du modèle, créant un motif triangulaire de lumière dans la partie la plus obscure de l’image, juste sous les testicules de ce dernier. Cette photographie, qui émane de la communauté queer plutôt que féministe, est érotique et résolument esthétique.

Parfois, un humour caustique s’invite dans la séquence d’images : celle d’une chienne assise sur le plancher d’une chambre, ses pattes arrière arthritiques écartées sous elle, à côté de celle d’un jeune homme, tenant en main son pénis phénoménal. Le toucher est évoqué fréquemment : un nourrisson tétant sa mère ; une jeune femme tenant des chatons contre son pubis dénudé. Des sons jaillissent : un bébé pleure ; des poules piaillent. La vulnérabilité se teinte d’ennui : une sœur rumine dans une baignoire ; un amant nu est allongé sur un lit. Partout, les délicates tonalités des épreuves de Davey tranchent sur les noirs profonds et la gamme tonale étendue que l’on trouve chez Hujar.

Un tel contraste est particulièrement évident dans les scènes aquatiques. Dans Water Print I (1991), de Davey, la lumière se réfléchit sur la surface légèrement ondulante d’une étendue d’eau. Rendue dans des teintes argentées, l’image possède la légèreté d’un dessin au crayon. Les détails – les réverbérations du rivage juste au-delà du regard, l’unique vague formée sans cause apparente, les ombres sur l’eau au premier plan – intègrent une trame narrative à l’image et nous entraînent, du moins temporairement, à l’extérieur du cadre. Par opposition, dans Hudson River (V) (1976), d’Hujar, pas de bord, de hors-champ, d’hésitation. L’eau est agitée et profonde, la surface proche, et la tonalité – noirs denses sur argentés raffinés – est orgasmique par son intensité. Tout Hujar est là.

Un tiers des images sont de nouvelles créations : il s’agit de portraits de proches de Davey – son fils et ses amis – et d’animaux – poules et chevaux. Le jeune homme dans Eric (Fade) (2018) est l’envers du Nude Torso d’Hujar ; il semble hésitant, conscient de l’étrangeté du moment. L’éclairage inonde la scène depuis la gauche, créant des ombres sur son tee-shirt qui imitent les formes du radiateur derrière lui et révèlent le contact récent de son doigt avec sa braguette; l’extrémité d’une tige métallique dans le coin supérieur gauche nous rappelle la nature artificielle de la situation et la précision de la composition. Dans les portraits équins de Davey, les animaux sont souvent déstabilisés, affligés par les insectes, et sur le point de se fondre dans le paysage. Dans Cisco (Landscape) (2019), l’encolure abaissée du cheval fait écho à la forme d’une colline boisée au loin, les muscles tendineux du cou de l’animal prolongeant un faisceau de traits visible dans les arbres, sa robe tachetée reprenant les motifs de la végétation légèrement floue sur laquelle il évolue; la tête de Cisco est penchée, ses oreilles repliées vers l’arrière, signes d’une inquiétude au moment de la prise de photo.

Il y a lieu de préciser que Davey n’a pas sélectionné de photographies d’Hujar traitant de la mort ou de la « petite mort » de l’orgasme. Mais elle a inséré Petite Mort (1988), photo d’une chaussure jouet garnie d’une amulette en patte de lapin, œuvre qu’elle a réalisée l’année suivant la mort d’Hujar d’affections liées au sida. Le minuscule escarpin de plastique, dont la cargaison amputée déborde avec des airs de clitoris dilaté, combiné à l’intitulé de la photographie aux accents orgasmiques, est l’évocation la plus directe que fait Davey du plaisir sexuel et du rapport qu’il entretient avec la mort. Par opposition, la dernière image du livre, Shoe (for Elizabeth) (1981), d’Hujar, a tout du maniéré. La chaussure au cuir lustré est un pur raffinement. Elle découpe une silhouette saisissante sur l’image ; ses contours sont impeccables, ses surfaces lumineuses et sensuelles. Conclusion à la série de photographies, Shoe (for Elizabeth) est un hommage tout à fait approprié à la sensibilité exquise d’Hujar et à sa technique, et aussi le simple constat du vide que sa disparition a laissé. Traduit par Frédéric Dupuy

1 Moyra Davey Peter Hujar, Galerie Buchholz, Berlin, du 13 février au 11 avril 2020. Les images de l’exposition, incluant celles discutées ici sans être reproduites, peuvent être consultées à https://www.galeriebuchholz.de/.
2 Dans un énoncé d’exposition reproduit dans le livre, Davey écrit, à propos de sa génération postmoderne : « Nous essayons tous sciemment d’exprimer que ce qui se passe derrière l’appareil photo – les registres de l’émotion, du travail, de la réflexion, de la technique, le facteur risque – est pour nous aussi important que l’image elle-même. Hujar, continue-t-elle, était à l’opposé. Sans égard à lui-même, il donnait tout au sujet et à l’image par la patience, le cadrage, une mise au point d’une précision extrême et un éclairage cristallin. »

 
Laurie Milner, qui vit à Montréal, est historienne de l’art et critique. Ses recherches et écrits portent sur la peinture et la photographie modernes et contemporaines. Elle enseigne à la Faculté des beaux-arts et au collège d’arts libéraux de l’Université Concordia.