[27 octobre 2020]
Par Sophie Bertrand
L’instant d’un été, le photojournaliste Valérian Mazataud a été invité à photographier les locataires de la Corporation d’habitation Jeanne-Mance, située au centre-ville de Montréal. Bien plus qu’une commande, le photographe y a vu une mission photographique permettant de rencontrer les différentes communautés montréalaises résidentes de ce qu’on appelle « Le plan[1] », nom issu du projet originel d’aménagement proposé en 1954 par Paul Dozois pour revitaliser le Faubourg Saint-Laurent et fournir un hébergement décent à des populations à faibles revenus[2].
Depuis le début de sa pratique documentaire en 2009, Mazataud oriente ses reportages au plus près des rencontres, bagage humaniste légué par un tour du monde en vélo où il s’improvise clown sur les milliers de kilomètres, avant d’entamer sa carrière de photojournaliste. Aujourd’hui photographe indépendant et collaborateur régulier de la presse et des magazines internationaux connu pour ses reportages au long cours, Mazataud s’est réjoui d’être sollicité pour réaliser un corpus de plus de soixante portraits marquant le soixantième anniversaire de la construction de ce modèle de logements sociaux. Intégrant en 2018 l’équipe du journal Le Devoir pour lequel il réalise entre autres de nombreuses commandes de portraits, il trouve dans cette initiative un écho immédiat avec sa pratique professionnelle et l’angle qu’il a dorénavant choisi d’explorer : celui de documenter les histoires d’ici et d’ailleurs. Basé depuis une dizaine d’années à Montréal, Mazataud a déjà amorcé des projets locaux comme sa série Grand Nord réalisée entre 2012 et 2018 sur les quartiers du nord de Montréal et leurs habitants.
Tout au long de l’été 2019, le photographe s’est donc engagé dans les allées labyrinthiques du site des Habitations Jeanne-Mance et s’est plongé dans les histoires des volontaires qui ont accepté de lui ouvrir leur porte et de poser fièrement devant son objectif. Familles monoparentales ou multi-générationnelles, retraité.e.s et célibataires, cet éventail de portraits permet de retranscrire l’histoire de ce lieu unique en évolution permanente où cohabitent des gens d’environ soixante-dix origines différentes. Tandis que les photographies en intérieur transforment les salons ou les cuisines en studio photo, laissant entrevoir les éléments décoratifs révélateurs des multiples identités, les images prises en extérieur présentent un environnement verdoyant d’où se dégage un sentiment de « bon vivre » et de plénitude. Cet inusité projet , initié par les équipes de direction de la Corporation d’habitation Jeanne-Mance, donne à voir le quotidien dans ce petit poumon du centre-ville à travers une mosaïque de visages qui compose l’identité multiculturelle et proactive de ce lieu de vie.
Alors que l’exposition des images dans l’enceinte du site constituait le projet initial dans le but d’honorer les habitants, la conception d’un livre s’est rapidement imposée aux yeux du photographe et des organisateurs du projet. Le succès de l’exposition est aussi venu appuyer la nécessité de rassembler les images dans un ouvrage pérenne. Si dans un premier temps, l’ouvrage a été conçu pour être offert aux participants, il est aujourd’hui disponible à des fins de documentation et d’archives. Car ce livre de photographies intercalées de témoignages écrits permet de rendre compte d’une réalité communautaire atypique au sein d’une oasis urbaine en plein cœur de la métropole. La douceur et la sincérité des portraits laissent transparaître ce sentiment d’appartenance et de fierté que semblent partager les résidents. Entre étude sociologique et album photo, le livre Le plan interpelle sur les formes d’urbanisation propices à un vivre ensemble dans la promiscuité des villes et donne à réfléchir à la cohésion sociale entre démographie et aménagement du territoire.
Appuyé par le Musée des beaux-arts de Montréal, Le plan a été lancé à l’hiver 2020 au sein de l’institution montréalaise où les occupants des Habitations Jeanne-Mance ont été conviés. S’il n’est pas en vente dans le commerce, l’ouvrage reste néanmoins consultable dans certaines bibliothèques montréalaises et sur demande[3].
[1] Voir le rapport du projet dans les archives de la Ville de Montréal. En ligne https://archivesdemontreal.ica-atom.org/rapport-depose-au-comite-executif-19-septembre-1954
[2] Projet de rénovation d’une zone d’habitat défectueux et de construction d’habitation à loyer modique. Paul Dozois a été, entre autres, conseiller municipal, membre de la chambre de commerce, président du Comité consultatif pour l’élimination des taudis et pour l’habitation à loyer modique et ministre des Affaires municipales sous Maurice Duplessis.
[3] Vous pouvez également retrouver le livre « Le Plan » en version PDF sur le site de ValérianMazataud. En ligne. http://www.focuszero.com/wp-content/uploads/2020/03/LePlan_final.pdf
Photographe documentaire indépendant basé à Montréal, Valérian Mazataud travaille au sein du quotidien Le Devoir depuis 2018. Il a publié dans de nombreux médias internationaux et a réalisé plusieurs expositions. Ses reportages, qui l’ont amené dans plus de cinquante pays, enrichissent son tour du monde : entre 2002 et 2004, il a traversé les cinq continents à vélo, un périple de plus de 21 000 km. www.focuszero.com
Sophie Bertrand est photographe et critique indépendante. Elle a collaboré avec plusieurs médias, dont les magazines Ciel variable, ESSE et Photosolution, du Québec, ainsi que L’œil de la Photographie, de France. Elle termine actuellement une maîtrise en muséologie à l’Université du Québec à Montréal. Son intérêt porte sur différents projets de recherche et de commissariat en lien avec l’image photographique.