Charles-Frédérick Ouellet, The Fur Trade – Sylvain Campeau

[27 octobre 2020]

 

Par Sylvain Campeau

Le titre d’une série est le premier contact que nous avons avec elle. Il détermine donc inévitablement ce que nous allons en penser, ce que nous allons y trouver. Cette relation, primordiale, passe assez souvent inaperçue. C’est là, paradoxalement, le signe que l’intitulé a bien rempli son rôle. Nous n’avons rien senti de notamment disruptif ou d’étonnant dans cette glissade qui nous a menés de l’approche de l’œuvre à la teneur de celle-ci.

Mais il n’en va pas toujours de même. Certains artistes choisissent plutôt de lester d’une sorte de poids cet horizon d’attentes que le titre tend à créer. On le voit bien avec le travail de Charles-Frédérick Ouellet. Sachant bien que le titre conditionne notre attente, celui-ci le choisit soigneusement de manière à ce qu’il s’impose aux photos montrées. Qu’il fasse plus que les baigner d’une égale signifiance; qu’il les force en quelque sorte à représenter plus qu’on ne le croirait à première vue.

On l’a bien senti alors que l’on détaillait les images d’une précédente série, celle intitulée Le Naufrage. Disons-le tout de suite; le titre évoque une catastrophe qui n’adviendra jamais dans la suite de notre contemplation. Mais il n’est pas dit qu’on ne s’en approche pas parfois. On a là des photos prises en mer au cours de pêches sur le grand fleuve. On sent bien le danger présent, sans cesse, dans la colère des vagues et le tangage du petit bateau. Comme dans le flou des images et le fort grain de celles-ci, sans jeu de mots.

The Fur Trade fonctionne un peu sur le même mode. Encore une fois, le titre provoque une sorte de tension. On ne cesse de ramener à lui, dans un certain effarement, parfois, la suite que l’on détaille. Il est vrai que, cette fois, le titre fait allusion à quelque chose qui n’a plus cours. Mais qui n’en colore pas moins le passé des gens d’Amérique du Nord. C’est qu’ici on documente une sorte de métaphore filée, une trame de références imaginaires et fictionnelles, sortes de traits caractéristiques historiquement fondés qui se sont mués en une constellation entourant une figure archétypale, celle du coureur des bois. Il serait effectivement difficile de faire son histoire et le relevé de ses manifestations historiques en images actuelles de la traite des fourrures. C’est que Charles-Frédérick Ouellet se lance sur la piste des traces que tout cela a pu laisser dans le paysage, les villes de nos contrées, les us et coutumes des habitants; comme dans le cœur et l’imaginaire de chacun/chacune. Ce n’est pas là chose facile. Cela reconduit à la littérature, à la création et à la recréation, à l’excavation de ce qui est dans l’air des lieux et l’âme des hommes qui y résident. Il ne s’agit plus simplement de commenter ce qui gît là, mais de voir comment cela vit encore et anime nos alentours.

C’est là que l’approche documentaire de Ouellet excède celle à laquelle on est habitués. Ce n’est pas ce qui est là, devant nous, qui fait l’objet d’une quête et d’un relevé, mais ce qui se terre en dessous de ce qui est offert à nos yeux. Dans les arcanes de ce qui hante les scènes, les choses et les êtres montrés. De ce dont ils sont le résultat que le photographe cherche à traquer; de ce dont ils assurent une certaine descendance. C’est un travail fort difficile que de faire émerger ce qui influence et marque, cette aura d’indicible et d’intangible. Cela doit venir de par delà le montré et provenir de derrière les images.

Pour cela, il faut croire et dire que ce qui est manifeste, dans l’immédiat de notre connaissance des choses, tel que cela peut être vu et compris, ne suffit pas. Ainsi faut-il, après avoir compris cela, penser autrement le document. Se dire aussi que le simple relevé des choses, par la saisie de ce qui est là, est opération inachevée. Qu’il s’agirait bien plus, par un agencement réfléchi et critique, dans une investigation de ce que le vu cache et recèle, de voir ce qui nous construit et nous définit.

En ces temps où la mémoire se bute à une sorte de maelstrom qui l’évide par trépidation cumulative, où les événements qui nous sont relayés par les médias sociaux sont commentés ad infinitum, où nous consultons frénétiquement ces dits médias de peur que quelque chose, qui se passerait dans le feuilleté de cette seconde précise, nous échappe, il fait bon de voir quelqu’un qui creuse et étend le temps de ce qui nous fonde et nous explique. Quelqu’un qui pense que nous nous constituons dans le temps long et dans une ascendance qu’il nous faut examiner.

Pour mieux nous voir, en quelque sorte…

 

Représenté par la galerie Lacerte art contemporain, Charles-Frédérick Ouellet explore les dynamiques de résistance et de changement qui persistent dans le paysage social. Attiré autant par l’histoire que par les mythes, il a consacré ses projets photographiques à la figure du pêcheur, puis aux traces dans la mémoire collective du coureur des bois. Ses images ont fait l’objet d’expositions et de livres photographiques. www.charlesouellet.ca

Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambres obscures : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis, de même que de sept recueils de poésie. Il a aussi dirigé des ouvrages collectifs, tant en arts visuels qu’en littérature. En tant que commissaire, il a réalisé une quarantaine d’expositions.