[12 décembre 2023]
Par Louis Perreault
L’artiste et autrice américaine Jenny Odell a fait paraître en 2019 le délicieux How to Do Nothing: Resisting the Attention Economy. Au-delà de son titre accrocheur, cet essai touffu touche autant à la sociologie, à l’art qu’à l’écologie et recèle des ouvertures fantastiques sur de nouvelles manières de concevoir le monde dans lequel nous vivons. Dans un des chapitres, elle relate sa découverte des rivières atmosphériques, un phénomène météorologique qui consiste en un large flux d’air humide, provenant des tropiques et se dirigeant vers le nord sur des milliers de kilomètres, provoquant la pluie lorsque la vapeur d’eau se refroidit et se condense. Odell y voit l’exemple de la porosité des frontières dans ce qu’elle nomme le biorégionalisme, soit l’étude des particularités naturelles d’un territoire, alors que des phénomènes passant inaperçus et de provenances parfois lointaines sont constamment en train de bouleverser et de transformer les lieux. Fille d’une immigrante philippine, elle dit : « Il me vient à l’esprit non seulement que ma mère est immigrante, mais qu’il y a quelque chose issu de l’immigration dans l’air que je respire, dans l’eau que je bois, dans le carbone qui se trouve dans mes os ainsi que dans les pensées qui m’habitent.1 »
C’est la prémisse de What Makes a Lake? Tracing Movement, publié par Another Earth qui m’a ramené à cette lecture. Dans l’introduction de cette publication atypique (ouvrage non relié, présenté dans une boîte au design typographique imposant, résultat d’un assemblage photographique provenant de plus de 80 artistes), les trois instigateurs du projet, Abbey Meaker, Estefania Puerta et Cristian Ordóñez, explorent les multiples manières qui ont, au fil des siècles, provoqué la formation des lacs. De l’explosion d’un volcan qui entraîne l’effondrement de son sommet, de la rivière qui est bloquée par des barrages naturels, des éboulements et des glissements de terrain qui transforment des paysages en larges bassins, le lac, nous est-il dit, est un phénomène naturel résultant d’actions et de circonstances multiples. « Un lac est ce qui demeure, une réponse, une empreinte, un document historique de ce qui s’est passé avant. Si les lacs témoignent du passé, ils reflètent également la santé actuelle de la planète et de ses communautés. En un sens, les lacs enregistrent le temps. »
On y comprend que l’étude des lacs force à reconnaître l’importance des organismes vivants qui y habitent, des minéraux qui forment les berges, des oiseaux qui les survolent, des êtres humains qui y pêchent ou s’y baignent, de tous les souvenirs et histoires qui continuent de les placer au cœur des scènes que nous nous racontons. Ainsi, ce qui devait être au départ un projet à propos du lac Champlain, autour duquel demeurent deux des directeurs de la publication, s’est transformé en une recherche beaucoup plus large sur les différentes manières de comprendre les lacs, qu’il s’agisse du point de vue environnemental, sociohistorique, naturaliste, personnel, narratif, etc. Un appel à contribution fut lancé sur les réseaux sociaux des responsables du projet, ce qui permit la collecte d’une impressionnante quantité de photographies, de documents et d’images d’archives, de textes, de poèmes et d’essais contribuant à une définition très large et éclectique de ce qui fait un lac.
L’ouvrage enfile les histoires, les photographies et les informations à propos des plans d’eau de plusieurs régions du monde. Ce qu’on y lit est parfois empreint de poésie ou marqué par le drame du réchauffement climatique, mais l’ensemble demeure tout de même imprégné d’émerveillement face à l’univers naturel. Le poète Roman Gioglio s’attriste de l’assèchement des eaux qui lui étaient précieuses (le dernier tour de l’ultime ondulation poussée par le vent / s’enroule sur la glace / et soupire les chagrins du monde entier / se figeant dans une position / qui ressemble plus à une prière), alors que l’autrice Koan Brink plonge dans la mémoire du lac Michigan au travers d’une photographie d’archives qui montre sa grand-mère se baignant avec ses deux fils pour une dernière fois avant de déménager vers les prairies de l’Iowa. Surprise de découvrir le « temps de résidence » (residence time) des particules vivant dans l’eau, elle s’émerveille de toucher « un bassin de particules vieilles de 99 ans ». Le lac est donc ici vecteur d’imaginaire autant qu’il est source de connaissance, tout comme il est le matériau visuel de cette proposition éditoriale riche en contenu et propice à la réflexion.
L’ouvrage va au-delà de la sensibilisation à la richesse que représente l’eau dans toutes ses formes, du plus petit ruisseau jusqu’aux vastes océans : il ouvre une réflexion profonde sur la définition même de ce que l’on nomme dans toute étude de la nature. Il permet de reconnaître l’interrelation entre des phénomènes divers, qu’ils soient de l’ordre du « naturel » ou du social. Comme Jenny Odell appréciant les rivières atmosphériques, les auteurs, artistes et éditeurs s’engagent dans une voie qui fait tomber les frontières essentialistes du monde. Celle-ci, d’ailleurs, poursuit sa réflexion : « Une compréhension écologique nous permet d’identifier des “choses” – pluie, nuage, rivière – tout en nous rappelant que ces identités sont fluides. […] Lorsque nous y réfléchissons vraiment, tout ce que nous pouvons désigner, n’est qu’une série de courants et de relations qui se croisent parfois et se maintiennent suffisamment longtemps pour constituer un “nuage” »2. Il ne faudrait que remplacer ce dernier mot et nous aurions là le début d’une réponse à la question Qu’est-ce qui fait un lac ?
2 Odell, page 151
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.