Skriðusögur (The Landslide Stories), ouvrage collectif – Louis Perreault

[12 décembre 2023]

Par Louis Perreault

« Nína, qui sortait de l’épicerie à ce moment-là, a ressenti le bruit du glissement de terrain comme un son “viscéral”, tel un grondement primitif émanant de la terre. » En cette fin de décembre 2020, il pleut énormément à Seyðisfjörður, une petite localité portuaire située dans un fjord de l’est de l’Islande. L’eau de la chute Búðareyrarfoss n’est plus limpide, la terre se décollant peu à peu de la surface des montagnes environnantes se mêle maintenant à son flot incessant. Dans cette région du monde où l’on s’attendrait davantage, en cette fin d’année, à des précipitations de neige, l’inquiétude est grandissante. Dans la noirceur de cette fin d’après-midi, Nína et plusieurs de ses concitoyens seront témoins d’un des plus grands bouleversements que la région a connu depuis de nombreuses décennies : un glissement de terrain ravageur y sèmera la désolation et détruira sur son passage treize bâtiments ainsi que le Technical Museum of East Iceland.

Skriðusögur (The Landslide Stories), Matjaž Rušt, Katja Goljat, Jessica Auer, avec des textes de Pari Stave, Kristjan Torr, Jessica Auer et Zuhaitz Akizu, Strandarvegur, Ströndin Studio, 2022, 160 pages, couverture souple avec rabats, reliure collée, plusieurs pages de dimensions variées insérées,
17 x 22 cm

Skriðusögur (The Landslide Stories) fait le récit de ces événements, au travers des témoignages et portraits des habitants de Seyðisfjörður, enregistrés et captés par les photographes slovènes Matjaž Rušt, Katja Goljat, ainsi que par l’artiste canadienne Jessica Auer, fondatrice, avec son conjoint Zuhaitz Akizu, du Ströndin Studio, un organisme local dédié à la pratique et l’enseignement de la photographie. Le résultat nous plonge dans le compte rendu détaillé des histoires des personnes photographiées, tout en mettant en relief l’impact cauchemardesque que peut provoquer un tel événement.

Si l’approche des photographes est relativement sobre, préférant une représentation fidèle des individus à une mise en scène ou un traitement formel tapageur, la conception graphique du livre est pour sa part audacieuse et remplie de surprises visuelles. L’ouvrage suit tout d’abord une structure simple, soit celle de doubles pages joignant un portrait et un court témoignage relatant les conséquences du glissement de terrain sur la vie des protagonistes. Puis, dispersées au travers de la série se découvrent des pages insérées de différentes tailles, nous plongeant dans une sorte de récit périphérique. Un échange de messages textes, une note calligraphiée, un dessin d’enfant ou une longue fresque se dépliant sur trois pages recto verso : chacun de ces ajouts nous conduit dans les méandres personnels et intimes de la catastrophe, nous en faisant ressentir tantôt l’effroi, tantôt la peine, tantôt le souvenir ayant marqué l’imaginaire des créateurs. Fournis par des membres de la communauté de Seyðisfjörður, ces éléments témoignent de la volonté des instigateurs du projet de créer avec la collectivité une œuvre lui étant également destinée.

Alors que les effets des changements climatiques se manifestent avec de plus en plus de véhémence, ce livre révèle la puissance destructrice des dérèglements naturels, sans nécessairement miser sur une imagerie choc, comme les médias ont tendance à privilégier. Skriðusögur (The Landslide Stories) témoigne de la souffrance provoquée par le glissement de terrain, mais il rend également hommage à la résilience et au courage de ceux et celles qui en ont subi les contrecoups. La créativité déployée dans la mise en forme du projet dénote, pour sa part, la volonté des artistes de trouver de nouvelles manières de parler des enjeux contemporains liés aux transformations de l’environnement, en délaissant le catastrophisme ambiant pour relayer l’idée que la création est une voie d’engagement efficace. Le livre, par sa construction ambitieuse, démontre que de nouvelles manières de raconter les transformations du monde seront nécessaires afin d’accompagner les changements fondamentaux qui auront tôt fait de s’imposer dans nos sociétés.

Cette publication s’ajoute au programme déjà très riche que se propose de développer le Ströndin Studio. Accueillant des artistes de partout à travers le monde, Jessica Auer et Zuhaitz Akizu y soutiennent des pratiques diversifiées, en insistant sur « une compréhension du milieu environnant et en mettant l’accent sur nos manières de nous engager avec les gens, les lieux et les pratiques artistiques1 ». Cela se traduit par un programme de résidences, des ateliers axés sur les différentes techniques de photographie argentique et l’établissement de liens durables avec la petite communauté de Seyðisfjörður. Bien qu’on souhaite sincèrement qu’aucune occasion aussi tragique n’offre d’autres occasions au Ströndin Studio de présenter au monde les paysages naturels et sociaux islandais, il sera toutefois intéressant de voir comment, dans le futur, ils réussiront à développer des projets puisant dans l’expérience locale matière à aborder les enjeux mondiaux, qu’il s’agisse de sujets liés à l’environnement ou plus largement à notre rapport singulier et changeant avec la nature.

 
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.