amour (in)fini, de Silvia Gérome, et Sentier difficile, de Sara A. Tremblay

[20 décembre 2023]

Par Louis Perreault

Les livres sont des achèvements. Leur forme semble dire : voilà qui est terminé, c’est ici qu’aboutissent tous ces détours et que s’arrêtent toutes ces tergiversations. Pourtant, leur existence est aussi marquée par la durée et par une espérance de vie qu’il est impossible de prédire. Il y a ainsi un paradoxe dans l’acte de produire un livre, celui de mettre fin à une création tout en lui offrant un avenir et une certaine pérennité.

Nous nous tenons aujourd’hui devant un flot incessant de nouvelles publications, la plupart réclamant une place de choix dans le paysage culturel et aspirant à s’inscrire dans son histoire. D’autres s’y avancent plus humblement, motivées par des raisons qui semblent davantage liées à la conclusion d’une expérience qu’à la pérennisation de l’œuvre dont elles se font le véhicule de diffusion. amour (in)fini, de Silvia Gérome, et Sentier difficile, de Sara A. Tremblay, semblent relever de cette volonté plus modeste et délestée de la prétention du créateur.

En deuil. Silvia Gérome pratique la photographie en dilettante depuis plusieurs années. Ses images, elle les produit autant avec l’exigence formelle de la profession qu’avec la légèreté d’une approche amateur. Lorsqu’elle pointe l’objectif vers la façade d’un café de La Havane, cela peut rappeler les superbes couleurs des photographies que Robert Polidori y a produites au tournant des années 2000. Lorsqu’elle réalise le portrait de son amoureux assis près d’un feu de camp, elle met en image l’expérience que nous reconnaissons sans l’avoir spécifiquement vécue.

Avec amour (in)fini, Gérome ne vise pourtant pas l’imitation des grands ou la production d’un journal personnel montrant ses allées et venues. Plutôt, elle y révèle avec émotion le deuil de son conjoint Patrick Henley, alias Henriette Valium, figure marquante de la bande dessinée alternative, décédé subitement dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2021. Ce complice de longue date, avec qui elle partageait sa vie et « un amour infini », habite les pages de cette publication1, à la fois album-souvenir et proposition poétique. La photographe nous fait entrer dans les espaces de création du bédéiste et dans les voyages du couple, tout en traduisant l’univers éclectique et insolite d’Henriette Valium, au travers de quelques portraits captés dans l’atelier ou dans des moments du quotidien touchants et, parfois, empreints d’humour.

Si l’exercice de mémoire que représente une telle publication n’est pas tout à fait nouveau, il n’en demeure pas moins imprégné d’une réelle volonté artistique. Comment exprimer les expériences liminales qui marquent les grands bouleversements d’une vie, surtout lorsque ceux-ci foudroient et blessent profondément notre existence ? Entre le choc et l’acceptation, la création peut-elle servir de bouée de sauvetage afin d’amenuiser la peine ? Ces questions nous habitent dans la lecture d’amour (in)fini, nous rendant particulièrement attentifs aux espaces, aux choses et aux moments qui sont captés. Que dire de l’image intitulée « photo 02/09/2021, constat du décès de Patrick, Hochelaga-Maisonneuve, 2021 », montrant une table d’atelier, un trousseau de clés, quelques chiffons et deux toiles adossées à une sorte de chevalet ? Si on lit, sur la page de droite, le récit de la découverte du corps de l’artiste, le lendemain de sa mort, c’est le geste photographique qui marque. Il témoigne de cette sensibilité qu’ont un bon nombre de photographes à faire de la prise de vue un acte de médiation, comme si l’étude visuelle du réel pouvait canaliser un tant soit peu de vérité qui nous échapperait autrement.

Post-mortem. Sara A. Tremblay, pour sa part, réalise depuis longtemps une œuvre qui émerge du vécu et qui se déploie au travers des aléas de la vie en amitié, en amour et en création. Ses œuvres témoignent souvent du processus ayant marqué leur conception : lorsque l’été fait fleurir le jardin, la salle de séjour de la maison est transformée en studio à l’automne, afin de poursuivre l’édification d’une ode flamboyante à la régénérescence du vivant2. On la verra parmi les herbes hautes ou sous le soleil d’été, prenant part à ce grand cycle naturel et offrant soin et attention aux végétaux comme s’ils appartenaient à sa propre famille et que la terre qui les nourrit était tout aussi essentielle à sa propre survie.

Il n’était donc pas surprenant que l’expérience d’une longue marche de plus de quarante jours sur la partie gaspésienne du Sentier international des Appalaches devienne le prétexte à une œuvre composée de lacis de lichens, de sapinages, de chutes d’eau, de sentiers étroits et de paysages enchevêtrés. Ou serait-il plus juste de dire que c’est la création qui mena à la marche ? Peu importe, ici encore, vie et conception se chevauchent sans se distinguer l’une de l’autre. Toujours est-il qu’à l’été 2016 Sara A. Tremblay fut sélectionnée par les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie afin de produire une œuvre à partir du territoire de la région. En compagnie de son amoureux, l’artiste Drew Barnet, elle prit la clé des champs et se retrouva plus tôt que tard dans les denses forêts gaspésiennes, quelque part entre Matane et le parc Forillon.

Sentier difficile témoigne de cette traversée sylvestre. Une épreuve, on le devinera, qui aura certainement testé les limites physiques et psychologiques du couple, tout en leur offrant un contexte de conception unique. Après l’exposition du résultat de ce travail en Gaspésie ainsi qu’à Kamouraska en 2017, les images semblent avoir été placées en dormance, alors que d’autres projets réclamaient l’attention de l’artiste. Qu’est-ce qui a poussé Sara A. Tremblay à revisiter ces images en 2023, lors d’une résidence de microédition au centre SAGAMIE ? Il faudrait bien sûr le lui demander pour en avoir le cœur net, mais une courte phrase à la fin du livre nous donne un indice. On y dit, en faisant référence à l’expérience du couple de marcheurs : « Ce carnet présente humblement un récit visuel, une métaphore de leur relation amoureuse et un hommage à ces deux sentiers difficiles ». Y verrait-on une volonté de prendre fin, de rassembler les morceaux de souvenirs, de rendre hommage à ce qui fut et à formuler, avec la conscience de l’imperfection de toute transmission du passé, la déposition finale d’une aventure sans égale ?

Dans la texture granuleuse de ces photographies captées avec un appareil 35 mm, dans ces troncs d’arbres effondrés, ces petits plans d’eau et cette chute fabuleuse cachés au fond de la péninsule, dans cette anarchie végétale et cette délicate pousse de fougère en rebord de sentier, dans le geste d’une main apparaissant accidentellement dans le cadre d’une photographie ou celui, volontaire, qui nous montre le corps tordu d’un bois de grève, dans cette intrusion de lumière causée par un joint d’étanchéité déficient de l’appareil photo ou dans ces deux petites ombres qui apparaissent dans la première image du livre, nous apparaît finalement une sorte de procédé elliptique et allusif. Ces êtres et ces choses renvoient, finalement, à une expérience sensible de la nature, vécue par deux amoureux tentant d’y trouver un semblant d’absolu, enchevêtrés dans les méandres complexes de la relation et ceux, tout aussi denses, de la création.

1 Parue en parallèle de l’exposition Autopsie de notre amour in(fini), présentée à la Maison Antoine-Beaudry, dans Pointe-aux-Trembles, du 1er juillet au 10 septembre 2023.
2 Voir Poids, plumes. https://www.saraatremblay.com/Poids-plumes

 
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.