[2 juin 2021]
Par Pierre Dessureault
Présenté lors de la 11e édition des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie, Unuua (Nuit), document photographique sur la chasse et la nuit arctique, a été réalisé par Yoanis Menge à Iqaluit et à Pond Inlet, au Nunavut, ainsi qu’à Salluit, au Nunavik. « À l’occasion de plusieurs périples en terre polaire, écrit-il en introduction à l’exposition à Carleton-sur-Mer[1], je me suis intégré à des communautés et à des familles inuites auprès desquelles j’ai appris à chasser l’oie, le caribou, le phoque et le narval. Je me suis lié d’amitié avec certains chasseurs qui m’ont initié aux rituels et aux savoir-faire ancestraux ancrés dans la culture inuite. » Cette démarche immersive, propre à celui qui participe aux activités quotidiennes de la communauté, prend le contre-pied de la position d’observateur détaché et neutre qui sied au documentariste objectif. Un précédent projet sur la chasse aux phoques, effectué entre 2012 et 2015 et intitulé Hakapik, résultait d’une vingtaine de voyages entrepris par Yoanis Menge en tant que chasseur et membre à part entière d’équipages de bateaux parcourant les Îles-de-la-Madeleine, Terre-Neuve et le Nunavut. Hakapik mettait en lumière une expérience de première main et proposait un portrait au ras du quotidien d’une activité pratiquée depuis des générations. Ce faisant, il présentait une réplique aux positions animalistes des associations qui militent pour l’interdiction de la chasse à coup d’images aussi spectaculaires que tendancieuses.
Dans Unuua, entamé en 2013, Menge poursuit cette approche fondée sur le dialogue, découlant d’un patient processus d’apprentissage et de découverte dans l’action qu’il partage avec ses sujets investis dans les actes du quotidiens par lesquels se révèlent les liens que tissent les personnes avec le territoire qu’elles habitent. Cette familiarité acquise grâce à un accès privilégié instaure une proximité entre le photographe et la communauté locale. Elle pose les assises d’une connaissance des gens qui lui permet de cerner des traits de personnalité et d’identifier des signes de la culture matérielle dans laquelle ils évoluent. À cet égard, la vision de Menge est sans concession, le constat, sans équivoque. Si la chasse constituait la pierre angulaire des cultures inuites, les manifestations de cette activité séculaire s’estompent et laissent de plus en plus de place aux pratiques importées du Sud. Fusils dernier cri, téléphones cellulaires, motoneiges, vêtements de marque, sédentarisation et habitations calquées sur celles du Sud témoignent des tensions entre ce qui pour les uns représente le progrès et, pour d’autres, la dépossession d’un mode de vie ancestral qui se manifestait dans un ensemble unique de savoir-faire, qui imposaient leur rythme aux activités de la communauté et permettaient une intégration harmonieuse à l’environnement nordique.
En puisant dans les qualités du médium photographique, Menge met en œuvre un vocabulaire plastique qui marque les images de sa personnalité et affirme clairement ses positions et partis pris. Le choix du noir et blanc tue le pittoresque et magnifie le détail des formes et des textures, en éliminant le superflu. Le recours au flash exacerbe les contrastes violents et donne aux images du relief, en adéquation avec l’âpreté d’un milieu ballotté entre l’obscurité de la nuit de l’hiver polaire et l’éclat du soleil de minuit d’un été trop bref. L’emploi quasi systématique du grand angulaire élargit le champ de vision et abolit la distance entre le photographe et ses sujets qui, ainsi, partagent un espace réduit. À cet égard, l’abondance de gros plans sur des visages burinés qui ponctue l’ensemble confirme une proximité engendrée par l’expérience vécue en commun.
Les images de Menge traduisent un point de vue personnel et singulier, qui circonscrit le lieu à partir duquel le regard, ce composite de perceptions, d’impressions, de croyances et de culture, se porte sur la réalité visible. À la vérité ethnographique des faits observables se greffe l’authenticité de l’expérience circonstanciée et intériorisée, traduite par le biais du médium photographique et du langage plastique mis en œuvre. Cette médiation pleinement assumée et issue d’un regard incarné manifeste une fidélité aux sujets qui va au-delà de la transparence de la vérité factuelle et de l’exactitude documentaire, ce que d’aucuns revendiquent comme un cadeau du réel offert dans l’instant à l’observateur.
Au contraire, l’image est ici le produit d’un travail minutieux sur des données visibles, recueillies sur le terrain, et de l’engagement de son auteur dans le vécu de ses sujets. Démarche qui peut paraître contestable au regard des pratiques du documentaire traditionnel. « Mais pour contester la démarche, écrit Pierre Perrault dans l’essai « Du droit de regarder les autres »[2], peut-être convient-il de la faire? Pour en reconnaître les limites et chercher ailleurs un introuvable comportement à cet égard. Nous apprenions beaucoup de toute manière, même si la distance culturelle paraît infranchissable. »
Formé au cégep de Matane, puis à Paris auprès de l’agence Magnum, Yoanis Menge fait partie d’une génération de photographes issue du documentaire social, dont la posture d’auteur s’oppose à celle du photojournaliste. Lui qui se réclame de la tradition du cinéma direct travaille sur des problématiques locales dans des communautés isolées. Exposé au Canada et à l’étranger, il a publié un premier livre photographique en 2016, Hakapik. yoanis.squarespace.com
Spécialiste de la photographie québécoise et canadienne, Pierre Dessureault a conçu à titre de conservateur plus de cinquante expositions et publié nombre d’ouvrages et d’articles sur le sujet
[1] www.photogaspesie.ca/portfolio/yoanis-menge-a-carleton-sur-mer/
[2] De la parole aux actes, Montréal, L’Hexagone, 1985, page 303,