Jon Rafman, 9-eyes – Christelle Proulx, The Nine Eyes of Google Street View

[Automne 2013]

Par Christelle Proulx

Les neuf yeux du projet de Jon Rafman renvoient au dispositif photographique qui surmonte les voitures de Google. Celles-ci sillonnent les routes du monde depuis 2007 équipés d’un appareil à neuf objectifs afin de capter, de la rue, des images de facon automatique en street view, dans le but d’ajouter une fonction à l’outil Google Maps. Cet outil propose aux internautes d’« explore[r] le monde, au niveau de la rue »1 en permettant de voir des lieux que représentent les cartes de facon abstraite. Les œuvres de la série Nine Eyes proviennent des captations d’écran prélevées au cours des longues heures de déambulation dans les rues qui produisent les images de Google Street View. Rafman a parcouru ainsi l’espace mis en ligne afin de découvrir et de s’approprier des images qui « mériteraient » une photographie. Depuis 2009, il extrait des morceaux de ce continuum Web pour en faire des photographies individuelles qui ont saisi des situations amusantes, parfois troublantes, ou encore des paysages grandioses et insoupconnés. Présentées sur une plate-forme blogue Tumblr (9-eyes.com) et exposées en galerie une fois imprimées en grand format, les images surprenantes de cet artiste ont attiré l’attention de plusieurs galeries et revues renommées.

La série témoigne de l’espace public et de ce qu’il a d’incontrôlable. Nine Eyes dévoile parfois des images d’activités qui n’auraient pas dû être photographiées et illustre ainsi comment le fait d’agir dans l’espace public ou sur la « voie publique » porte déjà la possibilité d’être inapproprié, voire illégal.

Avec Nine Eyes, Rafman s’intéresse à la transposition de l’espace public physique dans le Web après s’être attardé à celui d’un monde virtuel en ligne dans son projet Kool Aid Man in Second Life (2008)2. Street View est à la fois un vaste territoire en ligne et un dispositif qui donne l’impression de visiter différents lieux par le biais de l’image photographique. Les sites géographiques semblent s’actualiser sur un site du Web, produisant ainsi un parallèle entre les deux types de sites. Rafman profite de cette incroyable documentation du monde pour dégager ce qui, selon lui, parmi tout ce qui a été capté automatiquement, fait de la photographie, redonnant un peu d’importance à l’individu dans la prise de photo. En se déplaçant en profondeur dans l’image fixe et malgré les contraintes des images sources préalablement captées, il peut choisir le cadre de ses photographies tel un photographe avec son appareil.

La captation d’écran est le mode de sélection du cyberphotographe etil choisit de laisser les traces de l’interface intactes, comme par exemple le compas directionnel qui orne le coin de chaque image. À l’aide d’une commande de clavier, il enregistre ce qui apparaît à l’écran. C’est tout un travail de collection qu’il nous livre en échantillonnant ce gigantesque assemblage d’images destiné à un public qui ne les consulte que pour leur valeur utilitaire.

En isolant ces images, Rafman produit une archive parallèle qui rend visible et prolonge la vie des instantanés enfouis sous l’immensité du matériel visuel de Street View. En effet, Nine Eyes saisit souvent des fragments éphémères puisque les images de Street View sont susceptibles de disparaître au profit d’une nouvelle image plus représentative du lieu. La temporalité de l’image est interchangeable au profit de la lisibilité etde l’actualité de la représentation du lieu. Les captations présentant des « anomalies » humaines ou techniques seront éventuellement remplacées par des images plus « informatives » des emplacements. C’est d’ailleurs souvent ce qui fascine Rafman dans ses sélections qui mettent en scène des êtres humains : des piétons, des accidents, des prostitués ou des arrestations captés par l’appareil à multiobjectifs de façon involontaire, machinalement et souvent par erreur. Les territoires ainsi photographiés à des fins utilitaires demeu­rent inévitablement habités et ce sont donc fréquemment des images sujettes à être considérées comme des anomalies dans Street View qui sont choisies par l’artiste. Même s’il s’agit d’images d’un monde où il fait toujours jour et dont le temps est tou­­jours clément3, l’état de la série témoigne de l’espace public et de ce qu’il a d’incontrôlable. Nine Eyes dévoile parfois des images d’activités qui n’auraient pas dû être photographiées et illustre ainsi comment le fait d’agir dans l’espace public ou sur la « voie publique » porte déjà la possibilité d’être inapproprié, voire illégal4.

L’image d’un vieil homme dédoublé dans 8 rue Valette, Pompertuzat, France montre un piéton et une anomalie technique causée par le dispositif de réassemblage des images et le déplacement de l’homme. Elle illustre comment, dans Street View, l’espace géographique réel vient recoudre des instantanés individuels en un ensemble figé que Rafman fragmente à nouveau. Les déficiences de raccords et de captation de ce système automatisé de l’image ponctuent la série. Souvent corrigées après un certain temps dans la matrice, elles sont à la fois la preuve de l’imperfection du dispositif d’enregistrement et l’occasion, pour Rafman, de puiser dans ce flou artistique des images devenues œuvres d’art une fois isolées. Puis, en donnant pour titre à ses œuvres les adresses postales proposées par Google, il nous rappelle qu’il s’agit d’images géobalisées qui inscrivent l’espace réel dans le cyberespace.

Street View nous présente une conception très spatiale de ce qui est public en considérant ainsi l’espace de la rue et non ce qui s’y déroule, peu importe si cela relève de la sphère privée. Il s’agit d’un espace public dans lequel l’identité individuelle ne devrait pas avoir cours, ne serait-ce que juridiquement, ce qui a encouragé la conception d’algorithmes afin de brouiller systématiquement les visages et les plaques d’immatriculation. En sélectionnant les images de scènes qu’un photographe traditionnel n’aurait probablement pas pu capter, la série met en avant le caractère intrusif de ce mode de documentation systématique qui considère que tout ce qui est visible de la rue est public. Il s’agit d’un type de surveillance qui enregistre l’espace sans intention de contrôle apparente. Toutefois, cette neutralité supposée justifie des captations troublantes et permet aux cyberflâneurs d’explorer toute sorte de lieux en mode voyeur.

En faisant écho à la tradition de la photographie de rue, les images extraites de Street View rappellent comment la notion de l’espace public est liée à celle de la voie publique, de la rue. Street View donne l’impression de documenter une bonne partie du globe, pourtant ce n’est pas le monde photographié en tout point qui nous est dévoilé, mais seulement le point de vue des rues5. Comme l’a écrit Vito Acconci en 1990, l’espace public à l’ère électronique ne se définit plus par des endroits comme des parcs et des places, mais par les routes sur lesquelles on circule6. Le point de vue de Street View réitère cette conception et tend à évoquer la rue comme espace démocratique et la voiture comme symbole de liberté individuelle, en plus de faire écho à la philosophie de Google qui aspire à démocratiser la connaissance en rendant « accessible toute l’information du monde ». Le développement du réseau Internet après celui du réseau routier accroît sans cesse la mobilité des images, écrasant les distances spatiotemporelles, tout comme la photographie produit un écrasement similaire. Nine Eyes est l’album photo du voyage virtuel d’un cybertouriste qui explore des territoires en images, entre réalité physique et espace fictif.

1 http://maps.google.ca/intl/fr/help/maps/streetview/
2 http://koolaidmaninsecondlife.com
3 Google tient compte de la position du Soleil et des prévisions de la météo pour planifier le trajet de ses voitures.
4 Andreas Boeckmann, « Public Spheres and Network Interfaces », Cybercities Reader, New York, Routledge, 2004, p. 380.
5 Des pans de Street View sont maintenant captés en motoneige et à pied.
6 Vito Acconci, « Public Space in a Private Time », Critical Inquiry, vol. 16, n° 4 (1990), p. 911.

www.9-eyes.com

 

Christelle Proulx est étudiante à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la photographie, le Web et les nouvelles technologies.

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