L’anxiété mise en scène

[Automne 2006]

par Jacques Doyon

Les photographies rassemblées dans ce numéro relèvent de la mise en scène. Elles s’insèrent dans un courant, qui a traversé toute l’histoire de la photographie, tel que le démontre avec brio l’exposition La photographie mise en scène. Créer l’illusion du réel, qui se tient présentement au Musée des beaux-arts du Canada1.

Ces pratiques prennent à rebours la croyance en une photographie objective, en une image qui ne serait que trace du réel. Elles donnent au contraire toute la place à une vision du réel ancrée tout autant dans la culture du médium photographique que dans celle des autres formes de la culture visuelle que sont la peinture, le théâtre, la performance, le cinéma ou la publicité. Elles déploient ainsi une interdisciplinarité spécifique à l’image photographique dont le potentiel narratif est complexe.

Les oeuvres rassemblées ici, celles de Gregory Crewdson, Matthieu Brouillard et Janieta Eyre, traitent des frayeurs et des peurs qui hantent le confort de nos sociétés aisées et font craquer le vernis d’un bien-être fondé sur l’épanouissement personnel et la consommation. Ces angoisses prennent souvent la forme d’une mélancolie et d’une tristesse sourde qui peuvent déboucher sur le dérèglement, la violence, la névrose et la folie. Elles peuvent aussi, fort heureusement, être une source de créativité, ce que démontrait à l’envi l’exposition Mélancolie. Génie et folie en Occident, présentée aux Galeries nationales du Grand Palais de Paris l’hiver dernier2. Bile noire, tristesse, spleen, dépression sont quelques-unes des figures qu’a prises la mélancolie au fil des âges, tout en demeurant, à notre époque, largement associée au romantisme. Cette mélancolie évoque pourtant toujours bien ces craintes, ces phobies, ces peurs, et leurs effets anesthésiants, qui caractérisent une large part de notre rapport au réel, tout comme l’imaginaire catastrophiste qui anime les médias à grande diffusion.

Depuis 1995, le photographe américain Gregory Crewdson a créé une œuvre, en six séries seulement, considérée comme significative. Ses images constituent de grands tableaux mettant en scène les frayeurs et les angoisses des classes moyennes de la banlieue américaine. Incendies, inondations, abîme qui s’ouvre dans le plancher du salon, secret enfoui dans le jardin, battue dans les terrains vagues, petits drames de couples, exhibitionnisme, somnambulisme, errance et désœuvrement sont quelques-uns des micro-événements, dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants, qui illustrent les failles du bonheur américain. Avec des formats de plus en plus amples et des procédés relevant de la production cinématographique, l’œuvre de Crewdson oscille entre les univers d’Edward Hopper et de David Lynch.

Le jeune photographe et vidéaste montréalais Matthieu Brouillard produit une œuvre singulière nourrie de théâtralité et de picturalité. Ses grandes images en noir et blanc mettent en scène des corps masculins âgés, parfois nus, dans des intérieurs très inhospitaliers. Elles montrent des êtres pétrifiés par une tension intérieure extrême ou figés dans un mouvement qui a soudain perdu tout sens, la tête parfois abandonnée comme celle d’un pantin. Un drame sourd se joue dans ces images : plus que dans le dénuement et la perte de sens, il réside dans ce que ces personnages sont hantés par l’indifférence absolue qui les entoure. En cela, ces images sont tout à fait contemporaines.

Avec sa récente série photographique, Janieta Eyre poursuit l’exploration fantasmatique de son monde intérieur, de ses fantaisies psychiques et des méandres de sa personnalité en s’éloignant de l’autoportrait et en transposant ses mises en scène sur des modèles. Les tourments et les peurs de l’enfantement s’y profilent, avec la hantise de l’enfant mort-né et une conscience suraiguë du corps comme matière organique. Les figures allégoriques du dérèglement et de l’effroi, avec l’oiseau qui s’extirpe de la bouche, le cochonnet mis à bas, la viande animale ou les viscères de forme phallique qui servent de parure, expriment ici le non-dit d’une fragilité intérieure contenue.

1 Réalisée sous la direction de Lori Pauli, l’exposition se poursuit jusqu’au 1er octobre 2006. Elle est accompagnée d’un important catalogue.

2 Réalisée sous la direction de Jean Clair, cette exposition a été organisée par la Réunion des musées nationaux et les Staatliche Museen zu Berlin, et présentée à Paris du 13 octobre 2005 au 16 janvier 2006.