[Automne 2010]
par Barbara Clausen
Ces clips sont les deux premiers d’une série de six re-présentations de performances originellement créées par Terry Fox, Bruce Nauman et Paul McCarthy, rassemblées par Daniel Guzmán et Luis Felipe Ortega dans leur vidéo Remake (1994). Ortega raconte ce qui les a motivés à élaborer leur propre version d’une documentation de la performance, par l’appropriation de ce qui leur était disponible uniquement sous forme de traces et de fragments :
Avant de faire Remake, nous avions recherché les données existantes sur certains artistes pratiquant la performance dans les années 1970. Le résultat se limitait à quelques photographies et, au mieux, à une description de l’œuvre : contenu, matériaux utilisés, durée. Ces références provenaient de magazines américains ou européens, ou de livres de nos amis. La plupart de ces vidéos, faciles d’accès dans d’autres pays, étaient inconnues au Mexique. Pour ces raisons, nous avons décidé de re-créer ces performances d’après notre propre interprétation, en nous appropriant certaines informations pour aboutir à notre version personnelle des œuvres.1
Chacune des actions reprises par Remake joue sur la notion de série et de répétition, représentative du concept qui sous-tend ces œuvres iconiques. Avec Face Painting (1972) et Glass (1974)2 de McCarthy, ainsi que Bouncing in the Corner No. 1 (1969) de Nauman, leurs tentatives s’approchent de l’original autant qu’il est possible de le faire – non seulement le rythme du mouvement est le même, mais ils ont retrouvé un angle similaire, voire identique, pour la caméra – tandis que les deux premiers clips se démarquent non seulement dans la réalisation, mais aussi dans le choix du médium. Aucune des performances originales ne fut originellement créée devant un public; toutes étaient conçues pour exister sous forme de vidéo ou de mise en scène photographique.3 Seule exception : l’unique représentation publique de Corner Push par Fox en 1970 à la Reese Palley Gallery de San Francisco, qui ne fut pas enregistrée. Alors que de nombreux documents et enregistrements témoignent des performances visuelles des années 1970, seule une photographie subsiste aujourd’hui de Corner Push.4 Or, si l’on compare ce tirage noir et blanc d’époque avec sa version vidéo dans Remake, l’archive de Fox manque singulièrement d’expressivité, par contraste avec l’intensité de la performance d’Ortega.5
Considérant l’inaccessibilité des originaux, le but d’Ortega et Guzmán n’était évidemment pas d’orienter leur recherche vers la réalisation d’une vidéo qui pourrait être utilisée comme une ré-incarnation autorisée des performances initiales. Ils souhaitaient plutôt, à l’aide d’un ensemble d’instructions, proposer une interprétation de ces actions, qui devenaient ainsi les leurs. Dans cet équilibre subtil entre le fait et la fiction, ils reconnaissaient et assumaient la possibilité d’échouer à restituer les conditions particulières des originaux, eu égard à leur propre isolation : « Bien sûr, ces actions nous parlent d’une condition spécifique du sujet et de la façon dont il peut ou non se connecter avec le reste; elles parlent d’autonomie, mais en même temps elles insistent sur une position de confrontation : le système interprétatif du référent. »6
C’est dans cet esprit que Guzmán et Ortega prennent résolument en charge la dialectique entre la mise en scène du documentaire et le documentaire de la mise en scène. Remake incarne le principe selon lequel l’appropriation consiste à prendre des éléments extérieurs et à les intégrer à sa propre version.7 Cela est concrètement énoncé à la fin de Remake dans leur dernière performance intitulée Boca (1992), conçue par Guzmán deux ans auparavant, et qui montre Guzmán explorant la malléabilité de sa bouche avec ses doigts.8 Sa performance fut ajoutée sans commentaires à la série d’œuvres de référence. Guzmán et Ortega n’ont pas seulement créé leur propre version d’une documentation de la performance, ils ont également inscrit une œuvre personnelle dans un canon plus vaste. Ils prouvent que l’appropriation est une activité qui modifie continuellement à la fois la source et le sujet.9 Leur performance d’un corpus qui leur était étranger, à la fois en termes de génération et de géopolitique, a été saluée tant pour son travail d’ensemble que pour ses réalisations individuelles, dans un contexte où le processus qui consiste à se réapproprier, re-jouer et réinventer la documentation de la performance acquiert une importance grandissante.10 Le succès de Remake est représentatif de l’essor de l’art latino-américain dans les années 1990, mouvement véhiculant une sensibilité conceptuelle contemporaine orientée vers la performance, apparentée à celle des années 1970.11
Depuis le début des années 1990, on assiste à une prise de conscience, tant dans la pratique qu’en théorie, du statut ontologique de la performance comme construction, fondée sur sa nature contingente.12 Ce que démontre Remake – ainsi que de nombreuses re-présentations récentes de performances connues13 – c’est que l’art performatif est essentiellement un processus, et ne disparaît pas après sa mise en acte. En analysant le statut de la documentation de l’art performatif, Jessica Santone décrit la politique de représentation de la performance comme un réseau complexe de liens, où la mise en scène d’un document permet à l’œuvre de circuler entre des créateurs multiples : « Chaque documentation prend comme point de départ l’idée centrale de l’original, puis se développe dans diverses directions et se connecte avec d’autres, créant une accumulation de manifestations qui s’appréhende mieux comme un tout. »14
De la même façon, Philip Auslander considère la performance comme un acte qui n’est pas autonome et singulier, mais intégré à un ensemble d’activités culturelles. Il propose que les archives culturelles soient une source d’inspiration pour une réflexion sur le contexte phénoménologique et culturel qui détermine notre compréhension de la performance.15 Seth Price et Kelley Walker ont puisé dans cette source d’inspiration pour leur performance et création vidéo Freelance Stenographer, présentée en 2007 par The Kitchen, à New York. Freelance Stenographer ne s’articule pas autour d’une expérience unique ou d’une performance historique, mais autour d’une myriade d’événements performatifs et d’actions, réunis à l’aide de diverses archives analogiques et numériques de la culture populaire ou de référence. L’événement débutait par une projection vidéo, enchaînait avec une séance de questions et réponses menée par les artistes dans le cadre de la performance, et se terminait par la distribution des photocopies des transcriptions effectuées sur scène par la sténographe, Casey Klavi, durant la soirée.16
Tout comme l’événement, la vidéo de Freelance Stenographer comportait trois parties : la première montrait un groupe débutant formé d’artistes du milieu (Stefan Tcherepnin, Cory Arcangel et Emily Sundblad) dans leur studio résidentiel de Brooklyn, en train d’élaborer une reprise du populaire Better Off Alone (1999). Des plans de la ville introduisent le segment vidéo, situant l’événement dans le temps et l’espace. Dans le second segment, une archive de la performance réalisée par Oskar Schlemmer en 1981 est réinterprétée par Debra McCall pour le public de The Kitchen. À ce bref clip se superpose la musique de Teen Age Riot, grand succès du groupe Sonic Youth vers la fin des années 1980. Le troisième segment de la vidéo est un extrait d’un projet documentaire en cours, réalisé par leur cadreur Jason Spingarn-Koff, sur ce qui se cache derrière les avatars de l’univers virtuel SecondLife et leurs existences factices sur la Toile. L’ensemble du matériel visuel filmé et récupéré par Price et Walker fut manipulé par les artistes en postproduction, à l’aide d’effets évidents ou subtils : insertion d’images, halo, affichage de textes. Au cœur de la composition, la vidéo Freelance Stenographer explore le statut changeant de l’art de la performance, jusqu’à conjuguer trois doubles appropriations : un mélange d’échantillons pop, un collage de musique underground sur du matériel d’archives et une investigation documentaire des relations humaines sous forme virtuelle. Freelance Stenographer entre évidemment dans la catégorie des événements plus difficiles à appréhender en direct par le public que par le critique ou l’historien d’art a posteriori. Pour le critique Tan Lin, la totalité de l’événement, depuis le canevas initial de l’œuvre jusqu’à sa production, « soulevait la question suivante : comment situer l’activité de production artistique au milieu d’un flux de manifestations oscillant continuellement entre l’analogique et le numérique, au cours duquel The Kitchen était alternativement transformé en lieu de représentation et de diffusion culturelle? …Price et Walker ont mis en scène leur propre performance de l’archive, ou plutôt du statut de l’archive et de ses droits à la reproductibilité et à la lisibilité. »17
Si le scénario des manifestations de Remake est basé sur des reproductions analogiques et des textes décrivant des œuvres auxquelles Guzmán et Ortega n’avaient pas accès à l’époque, Price et Walker, plus d’une décennie après, se sont inspirés d’un corpus croissant d’archives numériques facilement accessibles, et de leur politique de distribution sur Internet.18 Remake et Freelance Stenographer remettent chacune en question non seulement notre idée de ce qu’est une expérience authentique, mais également la façon dont l’expérience de la performance sous forme d’archive peut être exploitée et fonctionner. Pour les artistes pratiquant la performance, les archives de notre culture sont devenues à la fois un sujet, un lieu d’exploration et un médium.
La performance est une pratique hybride, un médium véhiculant de nombreux messages. Une comparaison de Remake avec ses sources révèle que les données de référence d’une performance ne sont pas stables mais fragmentaires, ce sont des processus en constante évolution, des constructions qui sont l’œuvre non pas d’un artiste, mais de multiples créateurs et chroniqueurs. C’est particulièrement vrai aujourd’hui, puisque la plupart des œuvres auxquelles Guzmán et Ortega se réfèrent sont accessibles par Internet. La démarcation subtile entre imitation et interprétation critique, lorsqu’il s’agit de revendiquer l’authenticité et la paternité d’une œuvre, ressort clairement si l’on considère le fait que la vidéo Remake est visible sur le site d’Ortega,19 tandis que Freelance Stenographer, qui se réclame d’une accessibilité illimitée, n’est disponible que sous la forme d’une transcription autorisée sur le site de Price. L’enregistrement visuel demeure dans les archives de The Kitchen, ou disponible à la vente en tant qu’œuvre unique. Bien que les œuvres aient été produites à plus d’une décennie d’intervalle, toutes deux ont une incidence sur la question de l’authenticité dans toute sa réalité et sa virtualité, et utilisent le performatif comme écran pour leurs projections sur l’expérience de la performance. Ce qui rend Freelance Stenographer aussi novatrice, peut-être, que Remake, bien qu’elle ait été réalisée presque quinze ans plus tard, c’est sa clairvoyance dans le cadre d’un discours où il est encore beaucoup question de la préservation de la relation ontologique que la performance entretient avec sa propre politique de représentation et d’institutionnalisation.
Traduit par Emmanuelle Bouet
videos_03_up.html consultée le 6 juin 2010.2 Ortega et Guzmán citent Press (1973) comme original, mais un examen des courts métrages de McCarthy révèle qu’il s’agit de Glass (1974).3 Nauman laissant dégouliner de sa bouche un filet d’eau. Nauman s’est approprié l’œuvre de Duchamp, Fontaine (1917), en devenant lui-même l’objet qui produit l’action. Nauman est censé n’avoir jamais vu l’œuvre de Duchamp, tout en admettant que « l’idée était plus ou moins dans l’air ». Voir Jasmine Moorhead, “MoMA Glorifies Modernist Art of Bruce Nauman,” Yale Herald, 1995; voir www.yaleherald.com/archive/xix/3.2.95/arts/moma.html consulté le 6 juin 2010.
4 D’après une conversation téléphonique en 2005 avec Maria Lootsen et Terry Fox, qui est décédé en 2008, durant la préparation de l’exposition After the act: The (re)presentation of performance art, que j’ai organisée pour le Museum of Modern Art Stiftung Ludwig, à Vienne, en novembre 2005. C’est à cette occasion que Guzmán et Ortega décidèrent de présenter Remake conjointement avec ses sources, sous la forme d’une installation. Leur vidéo initiale de dix minutes fut divisée en trois parties. Chaque segment était constitué de deux performances présentées sur un même moniteur, à côté d’une sélection de documents originaux.
5 La photographie d’archive montre une personne debout face à un coin de la pièce. On ne sait pas s’il s’agit de Fox lui-même, ou peut-être d’une femme qui aurait exécuté la performance pour lui.6 Voir la note d’Ortega à propos de Remake.
7 Rahel Jäeggi, “Aneignung braucht Fremdheit,” Texte zur Kunst, vol. 46 (2002), p. 62.
8 L’investigation par Guzmán des limites physiques de sa bouche dans Boca (bouche) n’est pas, selon l’artiste, inspirée d’une performance existante. Cependant, son esthétique évoque l’archétype de la performance vidéo fondée sur le corps, notamment Contacts (1971) par Vito Acconci, ou Tonguings (1970) par Fox.
9 Rahel Jäeggi, “Aneignung braucht Fremdheit,” p. 62.
10 Melanie Gilligan, “The Beggar’s Pantomime: Melanie Gilligan on Performance and its Appropriations,” Artforum International (été 2007); voir www.artforum.com.
11 Cette sensibilité a eu une influence notable sur la scène artistique émergente au Mexique, dans les années 1990, et sur la démarche conceptuelle, performative et minimaliste d’artistes comme Guzmán et Ortega, Santiago Sierra, Teresa Margolles, Carlos Amorales et Francis Alÿs.
12 Je me réfère ici à un débat issu d’un échange d’idées et d’essais entre Peggy Phelan, Philip Auslander, Amelia Jones et d’autres. Voir Peggy Phelan, Unmarked: The Politics of Performance (Routledge,1993); Amelia Jones, “Presence ‘in Absentia’: Experiencing Performance as Documentation – Performance Art Focusing on the Human Body in the Early 1960s through the 1970s,” Art Journal, vol. 56, no 4 (hiver 1997), p. 11–18; Philip Auslander, Live Performance in a Mediatized Culture (Routledge, 1999).
13 Un exemple particulièrement significatif de cette tendance est la série de re-présentations intitulée Seven Easy Pieces, interprétée par Marina Abramovic au Musée Guggenheim à New York, du 9 au 15 novembre 2005.
14 Jessica Santone, “Marina Abramovic’s Seven Easy Pieces: Critical Documentation Strategies for Preserving Art’s History,” Leonardo, vol. 41, no 2 (2008), p. 150–51.
15 Philip Auslander, “The Performativity of Performance Documentation,” dans Barbara Clausen (ed.), After the Act: The (Re)Presentation of Performance Art (Verlag Moderner Kunst, 2006, MUMOK Theory Series 03), p. 33.
16 Le scénario de l’événement et les articles le concernant sont accessibles au public sur le site Internet de Seth Price, http://distributedhistory.com/
freelancesten.html, consulté le 6 juin 2010.
17 Tan Lin, “Less Creative Anachronism: Tan Lin on Freelance Stenographer,” Artforum (été 2007), p. 199–200; également disponible à l’adresse http://www.distributedhistory.com/tanlin.pdf
18 L’éventail des archives de la performance qui sont disponibles sur Internet est impressionnant, notamment sur des sites comme ubu.web, youtube.com, eai.org, fondation-langlois.org, videodatabank.org, entre autres.
19 Voir la note d’Ortega à propos de Remake.
Barbara Clausen, commissaire et historienne de l’art, vit et travaille à Vienne et à Montréal. Elle est actuellement membre associée de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky de l’Université Concordia, à Montréal.