À lire entre les grilles : Bernd & Hilla Becher – Philippe Guillaume

[Printemps/Été 2011]

par Philippe Guillaume

Lorsqu’on évoque le travail de Bernhard et Hilla Becher, l’image qui nous vient à l’esprit n’est pas vraiment celle d’une imposante maison de maître du 18e siècle, entourée de jardins impeccablement entretenus et d’un majestueux paysage en bord de lac, avec les Alpes en arrière-plan. En contraste marqué avec les sites industriels pour lesquels se passionna le couple de photographes au cours de la seconde moitié du 20e siècle, c’est dans le cadre classique du Musée de l’Élysée que l’on découvrait une récente rétrospective, « Bernd & Hilla Becher – Imprimés 1964-20101 ». L’exposition a mis en valeur la démarche des Becher qui, pendant cinq décennies, ont fait connaître une sélection concertée de leurs photographies sur différents supports imprimés : monographies, affiches, catalogues, brochures, cartons d’invitation et cartes postales, notamment. Cette méticuleuse mise en scène des nombreux imprimés conçus par le couple à partir de ses photographies souligne le rapport implicite que leur travail entretient avec le monde matériel.

En 1957, les Becher entreprirent de documenter méthodiquement l’architecture des bâtiments industriels des 19e et 20e siècles en Europe et en Amérique du Nord. Ce projet d’une vie, couronné par le Grand Prix de la sculpture à la Biennale de Venise en 1990, est recon­nu pour son influence sur l’art conceptuel des années 1960 et 1970, l’approche typologique de l’art et de la documentation topologique et son rôle déterminant dans l’essor de la « nouvelle topographie » photographique, vers le milieu des années 1970. Le projet des Becher doit beaucoup à la démarche typologique d’August Sander des an­nées 1920, Face of Our Time, ainsi qu’à la période de la « nouvelle ob­jec­tivité » allemande, qui leur inspira une « passion pour la description précise et détaillée des éléments architecturaux »2. Minutieusement orchestrées, les photographies des sites industriels et des détails de ces bâtiments de l’ère moderne, châteaux d’eau, intérieurs d’usines, maisons à colombages ou hauts-fourneaux, étaient ensuite présentées sur différents supports, regroupés par catégories pour cette exposition. Leurs textes ont joué un rôle clé dans la diffusion de leurs œuvres, notamment leur première monographie Anonyme Skulpturen (1970). La chambre photographique et le film panchromatique constituent les premiers moyens de cette exploration photographique des paysages et structures industrielles qui composent leur vaste corpus, mais la publication systématique d’un large éventail de do-cuments a beaucoup contribué à créer cette esthétique particulière dont l’œuvre des Becher est devenue emblématique.

Le Musée de l’Élysée est le premier à s’être concentré presque exclusivement sur les variantes imprimées de leur production artistique,échelonnées sur presque un demi-siècle. Les seuls originaux, une série de dix épreuves à la gélatine argentique, provenaient d’une édition limitée du catalogue Industriebaute datant de 1968. Cette série, présentée pour la première fois dans sa boîte sur mesures en 1968 par le Mönschengladbach Städtischen Museum, fut leur première œuvre d’art reconnue, ce qui constituait une étape décisive dans leur travail. Jusqu’alors, leurs photographies étaient conçues et perçues comme les empreintes et les témoignages irremplaçables d’une architecture particulière en voie de disparition. Selon Bernd Becher, « Ces bâtiments composaient une sorte d’architecture nomade dont la durée de vie était relativement brève… Il semblait important d’en conserver la trace, et la photographie nous apparaissait comme le moyen idéal.3 » Au cours des années 1970, les deux artistes commencent à en dégager la portée artistique, interprétant ces bâtiments industriels comme autant de sculptures singulières.

La formule de cette exposition, Imprimés 1964–2010, a permis de visualiser la transition entre la représentation d’un paysage architectural dans une seule image, et sa représentation typologique à travers une série d’images. Le travail des Becher se répartissait ici en sections thématiques. Deux d’entre elles étaient consacrées aux premiers imprimés : affiches, magazines, catalogues ou cartons d’invitation, produits entre 1964 et 1977. Les premières œuvres parues dans des magazines ou des catalogues sont représentatives d’une esthétique typologique qui, à partir des années 1970, n’apparaît plus dans leurs ouvrages thématiques, où ne figure qu’une seule image par page. Une autre section rassemblait les premières éditions des monographies publiées par le couple entre 1970 et 2010.

Comme l’œuvre des Becher dans son ensemble, l’exposition s’est révélée intelligente et instructive. Cependant, l’un des principes fondamentaux de l’art conceptuel est son rejet du modernisme et de la marchandisation de l’art. Le projet des Becher se concentre presque exclusivement sur l’architecture industrielle de la période moderne, et leurs diverses publications – qui occupent une place prépondé­rante dans leur travail – sont souvent, en réalité, des marchandises. Tout en proposant une rétrospective approfondie des multiples documents imprimés produits par les photographes, cette exposition devrait rappeler au spectateur que le terme d’art « conceptuel » reste encore à définir. Les artefacts des Becher se trouvaient classés selon un système typologique, dans un cadre neutre, aménagé à l’intérieur d’une maison de maître construite avant l’ère de la photographie. Cela dé­note également l’aspect dynamique et complexe de la photographie historique, laquelle ne s’insère pas toujours dans un cadre assigné, comme les structures modernes des Becher dans leurs grilles de classification.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Bernd & Hilla Becher–In Prints 1964–2010, Musée de l’Élysée, Lausanne, présentée du 9 septembre 2010 au 23 janvier 2011.
2 Susanne Lange, « Interviews with Bernd and Hilla Becher », Bernd and Hilla Becher: Life and Works, MIT Press, Londres et Cambridge, 2007, p. 188.
3 Ibid., p. 192.

 
Philippe Guillaume est photographe et étudiant à la maîtrise dans le programme de recherche Special Individualized Program (SIP) de l’Université Concordia, où il a obtenu un baccalauréat en beaux-arts.

Acheter cet article