La vie abstraite (volets 1 et 2)
Galerie René Blouin, Montréal
Du 5 mars au 23 avril 2016
Par Sylvain Campeau
La première collaboration entre Marie-Claire Blais et Pascal Grandmaison a donné lieu à la création de deux installations vidéographiques assez monumentales. La première, intitulée Le temps transformé, est d’une durée de 40 minutes et se présente sous la forme d’une double projection aux images synchronisées reprenant la figure du carré noir du peintre Kazimir Malevitch, fondateur du mouvement suprématiste. La seconde, Espace du silence, est composée de quatre projections présentées par groupes de deux sur des murs opposés dans des espaces adjacents. Elles ont été installées de telle sorte qu’il est possible de les voir en même temps pour peu que l’on se positionne entre les deux salles et qu’on tourne fréquemment la tête. On en vient alors à voir comment elles se redoublent efficacement, se reprenant l’une l’autre en des images semblables mais pas tout à fait identiques pour autant.
Dans la première projection, la référence au Carré noir est évidente. Une toile noire flexible est présentée dans un décor naturel. Elle chatoie selon les mouvements qui lui sont imprimés par un manipulateur invisible ; elle gondole, se plie, se tasse même. Elle danse entre les herbes et crépite sous l’action de la pluie. Ainsi suivie par la caméra, elle se présente comme une matière totale, entière, d’intérêt certes, saisie dans sa réalité matérielle, montrant ses effets multiples, dans ses couleurs comme dans ses formes.
Ce n’est pas la première fois que la vidéographie sert à semblable entreprise de mise à distance critique d’un autre médium. Sauf qu’il pourrait être hasardeux qu’une oeuvre non figurative aussi déterminante soit soumise à pareille épreuve critique, au moyen d’un médium qui sait si mal, de par sa nature, faire fi d’un certain naturalisme. Or, ici, tous les choix techniques faits pour filmer les contorsions de ce carré noir, que ce soit par l’entremise de l’angle choisi, de la lentille employée, du mouvement imprimé à la caméra, du réglage de la mise au point et de la profondeur de champ ; tout, vous dis-je, concourt à la production d’une sorte de travail non figuratif, à la création d’images vaguement abstraites. Ce n’est pas qu’il soit difficile de ramener celles-ci à des éléments naturels identifiables et recomposables ; c’est plutôt qu’on ne sait plus parfois par quel bout, dirais-je, elles ont été prises. C’est par l’intermédiaire d’éléments isolés, de prises en plans rapprochés, de flous aussi parfois, que l’œuvre tend à une certaine non-figuration.
Il en va de même avec Espace du silence. La référence prend cette fois la forme d’une toile au quadrillé évident, évocateur des grilles colorées auxquelles Piet Mondrian nous a habitués. Car cette pièce est inspirée d’un écrit du peintre abstrait, Réalité naturelle et réalité abstraite. L’eau et le feu dominent dans ces séquences en quatre images. La toile est en effet brûlée, et la surface de l’écran semble souvent être crevée par un incendie ouvrant la toile, ici réduite à un voile noir. Comme Pascal Grandmaison l’a déjà fait dans d’autres œuvres, la progression destructrice du feu se trouve parfois inversée, recomposant la toile depuis les cendres. Le feu détruit et reconstruit à la fois la grille, et l’eau se propage en rides et ondes dont on ne sait d’où elles proviennent ni où elles vont.
Pourrait-on en conclure que le duo Blais/Grandmaison choisit d’illustrer une forme de réconciliation entre abstraction et réalité concrète ? Ils vont certes aussi loin que faire se peut dans cette direction, mettant la photographie à l’épreuve par une approche qui valorise ses possibilités de création de formes et d’espaces abstraits. Car ils le font au moyen d’un médium dans lequel le référent ne cesse jamais de revenir hanter le résultat final.
Pour eux, les formes montrées peuvent provenir aussi bien du champ de la peinture que de celui de la photographie, comme s’il s’agissait de représenter celles produites en peinture par des moyens photographiques. Cela crée un effet d’équiformalisme, comme si les formes d’un médium pouvaient aisément migrer vers un autre et se retrouver reproduites dans ce dernier. Comment, en effet, concevoir autrement, de façon critique, les œuvres ici réunies ? La photographie, par les moyens qui lui sont propres, s’emploie à reprendre et à commenter des questions formelles typiques de la peinture. Cela ne se fait pas sans infléchir à la fois sur la photographie et sur la peinture, puisque ce pari amène une confrontation comparative des médiums.
Dans ces deux œuvres, Le temps transformé et Espace du silence, réside donc ce que les artistes ont réussi à faire dire à la peinture par la photographie. Ou bien est-ce plutôt le contraire ? Car il est vrai que les termes de l’équation peuvent être inversés…
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.