Roman Vishniac, De Berlin à New York, 1920-1975 – Ada Ackerman

[Printemps-été 2015]

Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris
Du 17 septembre 2014 au 25 janvier 2015

Par Ada Ackerman

Après avoir été présentée en 2013 à l’International Center of Photography de New York puis au Joods Historisch Museum d’Amsterdam, l’exposition Roman Vishniac est accueillie au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris, qui avait déjà consacré au photographe une rétrospective en 2006. Avec un ensemble de plus de deux cent vingt œuvres, dont une très grande partie d’inédits, l’exposition entend renouveler notre regard sur un photographe que l’on connaît essentiellement en ce qu’il a cherché à sensibiliser l’opinion internationale au sort tragique des communautés juives d’Europe de l’Est en proie à la montée du nazisme, dans une campagne photographique qui se transforme rapidement chez lui en geste passionné de sauvegarde d’un « monde disparu », pour reprendre le titre d’un de ses recueils 1.

Tout en montrant cette production bien connue, issue en majorité de commandes de l’American Jewish Joint Distribution Committee entre 1935 et 1939 et qui, à ce titre, s’inscrit dans l’histoire de la photographie sociale, l’exposition permet d’apprécier toute la diversité et l’inventivité de l’œuvre de Vishniac. Cette dernière évolue en effet au gré de ses différents exils et déplacements pendant cinquante ans, depuis la Russie jusqu’aux États-Unis, en passant par l’Allemagne, la France et l’Europe centrale, Vishniac s’imprégnant à chaque fois de la culture photographique et visuelle de sa nouvelle terre d’accueil. Ainsi, à côté des travaux les plus célèbres, dont certains furent inclus en 1955 à l’accrochage de la fameuse exposition Family of Man, figurent des échantillons d’une production moins connue, où se déploient la capacité incessante à se renouveler et la propension à l’expérimentation formelle du photographe, pouvant aussi bien tendre vers Rodtchenko ou Man Ray que Cartier-Bresson ou encore Walker Evans. On s’émerveille, par exemple, de ses compositions expressionnistes berlinoises des années vingt, aux cadrages et aux éclairages audacieux, comme de ses très beaux portraits de célébrités new-yorkaises des années quarante (Einstein, Chagall, Josh White…). On découvre aussi plusieurs pans méconnus, voire inédits de son travail : documentation sur l’action des associations juives à Berlin dans la seconde moitié des années trente, reportages aux Pays-Bas en 1939 sur les centres d’entraînement et de reconversion à la vie agricole pour les juifs citadins souhaitant émigrer en Palestine, portraits des immigrants juifs aux États-Unis durant la guerre, images des préparatifs militaires de l’Amérique, photographies des camps de réfugiés juifs en Allemagne et en France après la fin du conflit mondial, clichés de Berlin dévastée… Ces images sont d’autant plus touchantes lorsque l’on sait que Vishniac ne récupéra qu’une petite partie de ses clichés pris avant son départ pour l’Amérique, au terme d’un long et complexe processus nécessitant de les faire transiter clandestinement via Cuba.

L’exposition ménage aussi quelques belles surprises : essais photographiques en couleur, films documentaires que l’on croyait perdus et, surtout, de splendides clichés de photomicrographie scientifique, pour laquelle Vishniac se passionna dès l’enfance. Si ces images étaient bien connues des biologistes et des entomologistes, qui y eurent largement recours pour illustrer leurs publications, en revanche, elles ne l’étaient absolument pas des historiens de la photographie – comme ont pu être longtemps ignorées les réalisations de Berenice Abbott pour le MIT.

Fruit d’une intense campagne de numérisation effectuée par l’International Center of Photography – plus de 10 000 négatifs, dont sont issus la plupart des clichés tirés en 2012 qui sont ici montrés –, l’exposition illustre les toutes dernières recherches menées par l’historienne de la photographie Maya Benton pour reconstituer l’itinéraire créatif et biographique de Vishniac. Cet état des lieux reste à approfondir, comme l’indiquent, dans le parcours, des appels récurrents à contribution. On a ainsi l’agréable impression de se trouver plongé dans un processus de recherche encore en cours, dans un récit aux potentialités encore ouvertes. Pour autant, l’exposition s’accompagne d’un apparat critique fourni, avec des cartels très détaillés pour la plupart des photographies présentées, permettant d’identifier les personnages et les lieux reproduits. Il est, par exemple, très émouvant de visionner le film où s’exprime aujourd’hui le rescapé des camps David Eckstein, que Vishniac photographia à plusieurs reprises en 1937 en Pologne, alors qu’il était âgé de sept ans, et dont le portrait, l’un des plus célèbres du photographe, fut largement diffusé et reproduit dans les différentes campagnes de sensibilisation au sort des juifs polonais.

On apprécie, par ailleurs, l’effort des commissaires pour retracer le devenir et la circulation – et parfois la distorsion – de certaines images emblématiques de Vishniac dans tout un ensemble de brochures, de tracts, de journaux et de recueils. Ainsi en est-il du portrait iconique de la petite et frêle Sara, photographiée entre 1935 et 1937 à Varsovie et présentée, par exemple, selon les besoins, comme une réfugiée en Suède ou comme une enfant roumaine. Surtout, tout au long du parcours, se dessine l’image d’un artiste extrêmement conscient des enjeux sociaux et politiques de sa pratique, recourant volontiers à des mises en abyme pour s’inscrire, littéralement, dans ses images, pour revendiquer son action de photographe. À cet égard, les clichés qu’il prend de Berlin entre 1932 et 1933 pour dénoncer l’emprise progressive des nazis sur l’espace et l’imaginaire publics sont saisissants. Par exemple, il n’hésite pas à photographier, dans un geste de défi, d’affirmation de soi et de résistance, sa propre fille, Mara, devant la vitrine d’un magasin spécialisé dans la vente d’instruments pour mesurer la différence entre crânes aryens et non aryens, afin de dénoncer l’ineptie de telles discriminations et de proclamer haut et fort son droit à occuper l’espace de la ville. De même, comme le révèlent ses carnets, qu’on apprécie de voir exposés, il conserve soigneusement ses images, les compare à d’autres, réfléchissant intensément à leur valeur historique et à leur poids politique. Vishniac apparaît ainsi comme pleinement investi de sa mission de producteur et de diffuseur d’images, un bel exemple de photographe engagé – « a concerned photographer », pour reprendre l’expression de Cornell Capa.

1 Roman Vishniac, Un monde disparu [titre original : Die Farshvundene Velt: Idishe shtet, Idishe mentshn], Paris, Seuil, 1984 [1947].

 
Ada Ackerman est chargée de recherches au CNRS, au laboratoire THALIM. Historienne de l’art, spécialiste d’Eisenstein, elle a consacré à ce dernier un ouvrage tiré de sa thèse, Eisenstein et Daumier, des affinités électives (2013). Elle prépare actuellement un recueil sur la bibliothèque et les lectures d’Eisenstein, à paraître aux éditions Caboose en 2015, ainsi qu’un ouvrage sur ses rapports aux théories de l’empathie. Elle travaille également sur une exposition autour de la figure du Golem, qui se tiendra au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris.

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