Recréer/Scripter, Anne Bénichou (dir.) – Franz Anton Cramer

[Hiver 2016]

Recréer/Scripter
Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines
Ouvrage collectif sous la direction d’Anne Bénichou
Dijon, Les presses du réel, 2015, 544 p., ill. coul. et N & B

Par Franz Anton Cramer

Selon les lois portant sur la propriété intellectuelle, l’idée à elle seule ne peut être protégée par le droit d’auteur ; il lui faut impérativement une forme, de préférence reproductible, afin de s’imposer comme œuvre. Cependant, en ce qui a trait aux arts dits temporels ou bien performatifs, la notion de « forme » se complique, car elle se veut unique et non reproductible.

En étudiant Recréer/Scripter. Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, ouvrage d’envergure paru en mars 2015, l’on constate que bon nombre de questionnements et de recherches se penchent sur cette question : quelle est la forme des œuvres de performance et comment peut-on l’identifier au point d’en connaître et saisir non seulement l’idée mais aussi la matérialité ? Or, quand on dit « idée », on sous-entend « immatérialité ». C’est donc autour de ces deux pôles que s’est mis en place, depuis un certain temps, un vif débat ainsi qu’un champ d’investigation riche en propos et en problématiques. Anne Bénichou, professeure à l’Université du Québec à Montréal et spécialiste reconnue en la matière, en présente une véritable anthologie. Issu d’un important programme de journées d’études réalisé en mai 2013 à Montréal, ce recueil permet de parcourir plusieurs années de discussions.

Recréer/Scripter réunit vingt et un articles, répartis en cinq chapitres, chacun précédé d’une introduction synthétique : recréer le live ; produire le document ; activer l’archive ; écrire les histoires des arts vivants ; domicilier les patrimoines (im)matériels. Ont contribué à ce tour d’horizon tant des artistes que des chercheurs de différents domaines et des praticiens de l’archive. Comme la directrice de l’ouvrage l’indique dans son texte d’ouverture, c’est surtout en répondant à la profusion de démarches, parfois antagonistes, que les contributions s’articulent, « suscitant de nouvelles herméneutiques de la documentation ».

Car si dans la lignée de Peggy Phelan la devise a longtemps été « La performance ne se conserve pas », la vision contemporaine se veut plus nuancée. Catherine Lavoie-Marcus, dans son article particulièrement éclairant « De la documentation comme partition : le parergon chorégraphique », met en branle l’idée reçue sur l’intériorité absolue de tout geste dansé et du moment de sa réception chez le spectateur. En utilisant le concept du parergon, c’est-à-dire du cadrage de toute pièce chorégraphique (cadrage entendu au sens large), elle développe un lien consubstantiel entre le « maintien dans le temps que problématise le vivant » et son rôle « constitutif de l’œuvre chorégraphique ». La documentation, donc l’ensemble des éléments qui constituent l’œuvre tout en l’excédant matériellement et temporellement, « éclaire ses modalités de partage, d’échange et de perpétuation ». De tels propos permettent de sortir de l’opposition stérile entre « la vérité » de l’œuvre originale et sa soi-disant « défiguration » par la documentation et sa présence dans les archives. Surtout au niveau institutionnel des musées, une conception plus pragmatique de la constitution d’œuvres performatives s’annonce depuis quelque temps. Selon Lavoie-Marcus, « l’impératif trans-identitaire de la transmission » appelle à repenser fondamentalement la question de la singularité, et de la corporéité aussi ; elle évoque même une « délivrance […] de la singularité du vécu » dont le parergon serait capable : il est « ce qui détache l’œuvre de son fond […] de chair ».

Pourtant le débat dépasse le seul domaine du chorégraphique ; l’engouement des grandes institutions patrimoniales – « les institutions hégémoniques » comme on aime les nommer afin d’éviter le mot « musée » – va vers diverses formes performatives qui n’ont jamais été conçues pour la scène de théâtre. Les performances, les happenings, les events, etc. s’inscrivent depuis leurs débuts dans l’espace de l’art, donc de l’exposition. Or on constate, aujourd’hui, un paradoxe : l’exposition des œuvres performatives du passé acquiert souvent un air de spectacle là où ces œuvres avaient refusé toute intention objectale. Les polémiques autour de cette menace de la réification (donc de la marchandisation) abondent ; les innovations, aussi. Anne Bénichou, dans son article « Exposer les performances du passé : les nouvelles économies du document » présente des études de cas d’expositions qui réfutent ces clivages en s’appuyant exclusivement sur les archives et leur aspect « inter-documentaire » (pour reprendre le terme introduit déjà dans les années 1950 par Suzanne Briet, dont les écrits sont cités par plusieurs contributeurs). La présentation-exposition d’un projet de recherche à la Villa Arson de Nice en témoigne vivement : alors qu’il s’agissait d’exposer la présence de « la performance sur la Côte d’Azur de 1951 à nos jours », aucun « original » (documentaire ou performatif) n’était exhibé. Seule la base de données avec sa structure non hiérarchique, ouverte et malléable raconte les multiples histoires – au gré du visiteur-spectateur et de son parcours individuel. Tandis que le chorégraphe de renom William Forsythe entend recréer une visualité de la danse en utilisant des procédés numériques très sophistiqués, Clarisse Bardiot, dans « Une autre mémoire : la chorégraphie des données. à propos des objets numériques développés par William Forsythe » les désigne comme de la « documentation créative » qui « efface la séparation entre archive et création ».

Il est donc moins aisé qu’on ne le pense communément de dresser une classification des pratiques artistiques selon leur apparence matérielle. Car, d’un point de vue muséologique, tout objet est surtout porteur de récit, et ce récit dépasse, ou plutôt excède, la seule matérialité, comme l’explique Yves Bergeron (« L’invisible objet du Musée. Repenser l’objet immatériel »). Au récit de l’œuvre – quelle que soit sa nature – s’ajoute inéluctablement le récit du document qui complétera son sens. Comme le démontre Jessica Santone (« Le spectateur illuminé. La documentation de la performance comme boucle de rétroaction ») à propos d’une performance documentaire d’Adrian Piper, ces narratifs – même s’ils sont parfois absconds – peuvent mener très loin, au point même de se dissocier de l’œuvre de départ.

Le défi le plus important reste donc de « produire le document ». Car c’est là le point où se croisent, se frottent, s’entremêlent les différents visions, revendications, refus et bouleversements qui accompagnent l’actualisation précise dans le hic et nunc du vécu et la sauvegarde intentionnelle de l’idée. On peut avancer que tout document généralise une expérience qui se voulait singulière, donc que tout processus d’archivage réduit l’événement tout en lui conférant durée et circulation dans le temps. Selon la formule déjà présentée, au récit de l’œuvre s’ajoute le récit du document. De cette façon, la production du document est indissolublement liée aux usages qu’on en fait, aux lectures, aux interprétations, aux curiosités, bref à la transmission et à la survie de l’œuvre.

La richesse en idées et en débats que Recréer/Scripter invite à partager gagne en ampleur par la publication de deux articles-clés enfin traduits en français. Paru en 1997, « “Présence” in absentia. Faire l’expérience de la performance par l’intermédiaire de sa documentation » d’Amelia Jones avait ouvert la brèche contre l’étroitesse d’une ontologisation quasi totalitaire du live, tandis qu’André Lepecki, dans « Le corps comme archive. Volonté de réinterpréter et survivances de la danse » (2010), conceptualise l’histoire d’une œuvre chorégraphique non pas comme un tout à réanimer plus ou moins fidèlement mais plutôt comme un champ de possibles dont les actualisations n’épuiseront jamais les potentialités.

S’ajoutent un focus sur l’actualité québécoise et montréalaise dont nous n’avons pas pu traiter ici, ainsi qu’une bibliographie exhaustive et un index des noms propres pour faire de ce projet éditorial ambitieux qu’est Recréer/Scripter un ouvrage de référence.

Franz Anton Cramer est chercheur au Centre interuniversitaire de danse (HZT) à Berlin et coéditeur de la revue MAP Media Archive Performance (www.perfomap.de). Il a été chercheur en résidence au Centre national de la danse de 2003 à 2006, puis directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris de 2007 à 2013.

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