Catherine Bodmer – Isadora Chicoine-Marinier

[Printemps-été 2016]

Les paradis de Granby
3e impérial, Granby
De septembre 2014 à septembre 2015

Par Isadora Chicoine-Marinier

La réciprocité en photographie.
À l’occasion d’une résidence en art infiltrant au 3e impérial, centre d’essai en art actuel, Catherine Bodmer a réalisé le projet Les paradis de Granby en collaboration avec un groupe de jardiniers et jardinières. La programmation du 3e impérial vise à soutenir « l’exploration des potentiels de l’art actuel dans des espaces non dédiés à l’art et dans un rapport de proximité avec la collectivité1 », et ce, selon une approche de coproduction. La résidence de Catherine Bodmer, une artiste dont la pratique comprend la photographie, l’installation et la création d’œuvres in situ, s’est échelonnée sur une période d’un an, soit de septembre 2014 à septembre 2015, avec pour objectif d’explorer les liens possibles entre l’art actuel et les jardins.

Après un séjour de prospection, l’artiste a rencontré les membres de la Société d’horticulture de Granby, qui partagent un intérêt pour la pratique du jardinage. Elle leur a proposé de participer à un projet de photographie sur les jardins. Cinq personnes ont répondu à l’appel et ont accueilli l’artiste dans leurs jardins à cinq reprises durant un cycle des saisons. Lors de ses visites, Catherine Bodmer a discuté avec les participants et participantes pour connaître leur vision du jardin et s’en inspirer dans la prise des photographies. Son intérêt pour le hors-saison, c’est-à-dire la période de dormance des plantes, contrastait avec l’enthousiasme des jardiniers et jardinières pour le moment de la floraison pendant la saison estivale. Cette différence de point de vue a suscité des discussions au sein du groupe sur la notion d’esthétisme au jardin et la façon de le représenter en photographie.

En parallèle, Catherine Bodmer tenait un blogue où elle partageait en images et en mots ses inspirations et découvertes, ses réflexions à la suite des rencontres et ses expérimentations avec les plantes2. Elle a réuni le groupe de jardiniers et jardinières pour échanger photos, dessins, spécimens, recettes et poèmes autour du jardin. Elle leur a présenté le travail de Karl Blossfeldt (1865-1932), photographe, sculpteur et professeur allemand, dont les photos mettent en valeur la structure des formes végétales. Elle a aussi dévoilé aux membres du groupe les photographies de leurs jardins afin de sélectionner ensemble celles qui formeraient une collection d’une quarantaine de cartes postales. Publiée sous forme de petit livre, cette collection rassemble aussi des citations inspirées de leurs échanges et des recherches de l’artiste sur le jardin3.

Avec Les paradis de Granby, Catherine Bodmer développe une approche documentaire de la photographie qui diffère de ses œuvres antérieures en ce qui concerne le traitement de l’image et la référence à l’esthétique sublime du paysage. Dans les séries intitulées Camellones, Circuito Interior et Casas, réalisées lors de résidences à Mexico en 2010 et 2011, l’artiste modifiait ses photographies afin de créer des symétries dans l’environnement bâti. Dans la publication Catherine Bodmer. Mexico DF (détails), la critique d’art Marie-Ève Charron affirme que les lieux visités sont ainsi empreints d’une sorte de fiction, de l’ordre de la réalité recomposée, qui déstabilise la perception et la représentation de l’espace urbain4. Dans les séries Lacs et Montagnes, l’artiste associait des mythes portant sur la région des Alpes aux bancs de neige et trous d’eau photographiés sur des terrains vagues de la ville, ce qui contribuait à magnifier ces lieux délaissés et à les transformer en paysages de lacs et de montagnes.

Le choix de la carte postale comme format évoque la photographie pittoresque de paysages naturels et d’attraits touristiques. Quant au jardin, il est souvent associé à la recherche d’un paradis perdu que l’on tente de recréer dans le réel. Certes, l’artiste s’inspire de ces références, mais elle propose une représentation du jardin qui n’est ni idéalisée, ni fixée dans le temps. Les cartes postales témoignent des particularités de chaque lieu à différents moments de l’année, des aménagements et de la créativité des jardiniers et jardinières, de la décomposition des végétaux et du processus derrière le jardinage, par exemple le compost ou les semis. Enfin, l’historienne de l’art Joanne Sloan nous rappelle que la carte postale trace une trajectoire entre les gens et les lieux géographiques5. Dans cet esprit, Catherine Bodmer a insisté pour que les cartes postales du projet soient disséminées. Elle en a inséré furtivement quelques-unes entre les pages des livres de la librairie ÉcoLivres, puis en a envoyé d’autres par la poste, prolongeant ainsi l’expérience de réciprocité et semant, ici et là, quelques coins de paradis revisités.

1 Site Internet du 3e impérial, centre d’essai en art actuel : http://3e-imperial.org. 
2 Blogue du projet Les paradis de Granby : http://lesparadisdegranby.blogspot.ca/. 
3 Le lancement de la publication a eu lieu à la librairie ÉcoLivres à Granby (septembre 2015) et à la Librairie Formats à Montréal (décembre 2015). 

4 Catherine Bodmer et Marie-Ève Charron, Catherine Bodmer. Mexico DF (détails), Alma, Sagamie édition d’art, 2012, p. 71. 
5  Joanne Sloan, « Postcards, Chromophilia, and the Visual Culture of Expo 67 », dans Expo 67: Not Just a Souvenir, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 186-187.

 
Isadora Chicoine-Marinier poursuit une maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia. Ses recherches portent sur les pratiques collaboratives en art actuel et le rapport de l’humain à son environnement. Elle a travaillé comme assistante-commissaire, chargée de projet et médiatrice culturelle, a écrit sur l’art contemporain et a participé à des expositions et publications collectives ainsi qu’à des projets d’art social.

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