Alain Lefort, Eidôlon – Francine Paul, Chasseur de paysages au printemps des glaciels

[Printemps-été 2017]

Par Francine Paul

Eaux terres soleils nuages
Et puis tout ce froid fondamental
Glaces et glaciels
Banquises et tourelles
Chorbacks et ropaks
Dont ne parla jamais
le vieil Empédocle
Foulanges et neiges
Là-bas tout là-bas1

— Jean Désy, Petite suite de poèmes nordiques

Si le texte de Jean Désy fait poétiquement écho à la beauté nordique en choisissant l’inventif vocabulaire de la nordicité et de ses glaces forgé par le géographe Louis-Edmond Hamelin2, les récents paysages d’Alain Lefort en créent des représentations sensibles et personnelles. Avec les photographies de ses dernières séries Eidôlon et Sans titre (Eidôlon), il se fait l’observateur attentif des épaisseurs multiples du mystère du « là-bas tout là-bas ».

Projets photographiques. Depuis 2010, les suites photographiques d’Alain Lefort témoignent de sa volonté d’aller vers des régions de plus en plus éloignées pour photographier en solitaire les phénomènes naturels et, ces dernières années, ce sont plus spécifiquement les icebergs qui l’interpellent, imposants dans leurs proportions et leurs attraits. Comme plusieurs d’entre nous, son imaginaire est possiblement nourri par les voyages des grands explorateurs de l’Arctique que furent Roald Amundsen, Robert Peary, Frederick Cook et sir John Franklin. Soulignons que la littérature est source d’inspiration pour l’artiste, notamment Walt Whitman et Herman Melville, comme le démontrent avec acuité les textes de Sylvain Campeau et de James D. Campbell publiés dans la monographie consacrée à Alain Lefort3.

Sans doute a-t-il aussi en mémoire les campagnes photographiques privées ou publiques du 19e siècle ou encore, plus près de nous, les missions photographiques de la Datar dans les années 1980 qui mettent de l’avant, et dans le contexte des réflexions contemporaines sur le concept de paysage, une vision personnelle démontrant qu’une « représentation du paysage doit être créée plus que simplement enregistrée4 ». Concepteur et initiateur de ses projets photographiques, il en est le principal commanditaire appuyé occasionnellement par des bourses de recherche.

Les paysages nordiques. Au printemps 2015, il prend la direction de Terre-Neuve, équipé de ses appareils photo analogique et numérique, pour découvrir et traquer des icebergs à la dérive. En choisissant comme paramètres esthétiques le noir et blanc plutôt que la couleur, et le cadrage presque carré plutôt que l’horizontalité panoramique, Lefort établit clairement que le pittoresque, l’anecdotique ou encore le néopictorialisme ne participent pas de son aventure photographique. Face à la vastitude sauvage du monde visible qui s’étend à perte de vue devant lui, il choisit une attitude objective attentive aux profondeurs de champ pour mieux cerner les formes, les surfaces, les lignes, les ombres, les textures, les tons des icebergs.

Les paysages de Lefort nous transportent au coeur d’une nordicité ouverte et immense livrant un nuancier presque exponentiel de blancs, de gris et de noirs des glaces qui se découpent sur l’horizon ou s’agglutinent les unes aux autres selon qu’il les capte de loin ou de près. Ainsi, le photographe en s’immobilisant, en bloquant son regard et en cadrant un site avec son appareil photo a choisi « l’outil idéal pour matérialiser5 » le concept de paysage défini par Henri Cueco comme « un point de vue intellectuel, une abstraction, une fiction6 ». Cette construction également forgée par les modèles de la peinture est une représentation : « Le paysage serait donc le monde tel qu’il est vu depuis une fenêtre, que cette fenêtre soit seulement une partie du tableau, ou bien qu’elle se confonde avec le tableau lui-même dans sa totalité. Le paysage serait une vue encadrée, et en tout état de cause une invention artistique7. »

Deux scénarios photographiques. Cette prestation savante et technique qu’est le paysage en photographie, l’artiste l’investit en privilégiant deux scénarios inspirés par l’errance des glaces flottantes qui dérivent depuis les hauteurs de l’Arctique entre les côtes du Labrador et celles de Terre-Neuve.

Dans les deux cas, le photographe percute frontalement la tranquille exubérance des figures glacielles8 à l’affût de leur présence, de l’angle idéal, de l’instant significatif pour les pointer avec l’appareil photo tel un chasseur, comme l’a déjà énoncé Susan Sontag en parlant d’« une sorte d’agressivité prédatrice dans l’acte de la prise de vue9 ».

Dans les paysages de la suite Eidôlon, ce qui frappe d’abord c’est une succession de plans horizontaux qui se superposent les uns aux autres depuis la bordure inférieure de l’image jusqu’à une distance presque infinie sur la ligne d’horizon qui divise l’image en deux zones sombre et claire, devant laquelle semblent être déposés, en plein centre, un ou quelques glaciels lumineux. La frontalité de l’instant idéalise l’effet majestueux de l’isolement presque portraitiste d’une énorme forme/figure déposée sur un fond de mer. Rondeurs, creux, dénivelés, obliques, verticales, jeux d’ombres et de lumières magnifient et individualisent l’architecture des glaces flottantes telles des figures animales en parade.

Dans l’autre suite Sans titre (Eidôlon), la ligne d’horizon a disparu pour laisser place à des gros plans fondus les uns dans les autres qui produisent, dans leur proximité frontale, des morceaux de paysages hivernaux aux qualités atmosphériques et abstraites. Les contrastes limités à quelques tons de blancs et de gris mettent l’accent sur les textures granuleuses et opaques des icebergs. Le cadrage serré sur les plis et replis des cristaux de la surface accentue la matérialité généreuse des glaces soumises aux aléas du vent, des courants, des précipitations, du soleil qui en sculptent constamment les contours, en façonnent les aspérités et en polissent les surfaces.

Les paysages d’Alain Lefort possèdent une puissance dramatique partagée entre les prises de vue à distance et les plans rapprochés à laquelle participe notre connaissance des icebergs. Tous, nous savons que leur masse est constituée d’eau douce et que leur portion visible émergée de l’eau n’en représente que 10%, laissant les neuf dixièmes immergés. Les lois de la physique nous rappellent également que leur stabilité n’est qu’apparence. Cette stabilité trompeuse se révèle quand leur partie immergée dans le noir de l’océan se retourne avec fracas et gémissements de la matière, créant remous et vagues. Leur fatale beauté possède une face cachée monstrueuse qui se transforme en menace pour qui est à proximité, comme si le monstre tapi en-dessous, dans les obscurités marines, pouvait brusquement entrer en action.

Paysages et imagination. Voici donc que les photographies de Lefort mettent en opération les vannes de l’imagination et démontrent que « l’art même du paysage est un élément constitutif de la perception esthétique la plus élémentaire, donnant à la capacité réceptrice de l’homme tension et force créatrice, chères à l’imagination10 ». Elles nous amènent dans les territoires féconds de l’allégorie qu’annonçait déjà le titre Eidôlon emprunté à la littérature grecque ancienne qui renvoie, comme nous en informe James D. Campbell, à « une figure fantomatique ou (à) un esprit qui prend la forme humaine11 ». Il peut également s’agir de la figure biblique du Leviathan, monstre vivant dans la mer où il repose assoupi et qu’il faut bien se garder de réveiller12.

Autant la forme-figure de l’iceberg que les attraits plastiques que nous en montre Lefort et les transports de l’imagination amènent le spectateur à attribuer ici au sublime une valeur négative, comme l’a déjà souligné Edmund Burke : « Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger, c’est-à-dire tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime13. »

Et nous voici à la dérive du sens, prenant appui allégoriquement sur le processus de décomposition, de fragmentation des icebergs qui s’achève dans leur totale dissolution. À la suite d’un long parcours, ils retournent sans laisser de traces à leur état liquide premier, à l’eau originelle. Un parcours semblable au nôtre qui retournons à la terre à moins qu’il ne soit question du réchauffement climatique dont la disparition des grands glaciers est le symptôme. Emportés par le flux du temps, les instants que produisent les tableaux photographiques de Lefort ont le « pouvoir de congeler le temps14 ». Encore ici, la justesse des mots de l’analyse de Sontag nous entraîne aussi loin que les paysages d’Alain Lefort le font dans les mouvances sémantiques du froid, de la solitude.

1 Il s’agit d’un extrait du poème publié dans le Sabord, n° 103 (février 2016), p. 12.
2 Daniel Chartier et Jean Désy, La nordicité du Québec – Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014
3 Sylvain Campeau et James D. Campbell, Alain Lefort, Longueuil, Plein sud Édition, 2016
4 Citation de Jacques Sallois dans la Préface de Paysages, photographies. La Mission photographique de la Datar, Travaux en cours 1984-1985, Paris, Hazan, 1985, p. 11. Cette citation est relevée par André Rouillé, La photographie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, p. 495.
5 Henri Cueco, « Approches du concept de paysage » (1982) reproduit dans Jardins et paysages. Textes critiques de l’Antiquité à nos jours, Paris, Larousse, 1996, p. 518.
6 Henri Cueco, ibid., p. 517.
7 Jean-Marc Besse, Le Goût du monde. Exercices de paysage, Arles, Actes Sud/ENSP, 2009, p. 19.
8 Ce néologisme de Louis-Edmond Hamelin fut forgé en 1959 pour exprimer le phénomène des « glaces flottantes », op. cit., p.97-98.
9 Susan Sontag, La photographie, Paris, essai/Seuil, 1979, p. 24.
10 Raffaele Milani, Esthétiques du paysage. Art et contemplation, Arles, Actes Sud, 2005 p. 66.
11 James D. Campbell, op. cit., note 2, p. 50.
12 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969, p. 567.
13 Cette citation du Britannique Edmund Burke est reprise par Marc Sherringham, Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 206-207.
14 Susan Sontag, op. cit., p. 128.

 
Francine Paul est diplômée en science politique et en histoire de l’art. Depuis ses études doctorales, ses recherches portent principalement sur les rencontres entre les arts visuels, le paysage et la nature dans la création contemporaine.

Alain Lefort vit et travaille à Montréal. Titulaire d’une majeure en photographie de l’Université Concordia (1995), l’artiste diffuse son travail depuis le début des années 1990. Alain Lefort compte à son actif plus d’une cinquantaine d’expositions tant individuelles que collectives au Québec comme à l’étranger (Albanie, États-Unis, Portugal…). Ses oeuvres ont notamment été acquises par le Cirque du Soleil, le Musée national des beaux-arts du Québec, Loto-Québec et UMA (la Maison de l’image et de la photographie). Son travail a aussi fait l’objet de nombreuses publications.
alainlefort.com

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