Josef Sudek, Le monde à ma fenêtre – Pierre Dessureault

[Printemps-été 2017]

Par Pierre Dessureault

Au début des années 1920, au moment où Josef Sudek s’établit comme photographe, Prague est devenue l’un des points de convergence des mouvements d’avant-garde venus de France, d’Allemagne et de Russie qui, après le démantèlement de l’Empire austro-hongrois après la Grande Guerre, s’attachent à repenser l’art dans sa pratique aussi bien que dans son rapport à la vie. En photographie, le pictorialisme, la Nouvelle Objectivité et les recherches du Bauhaus inspireront les figures dominantes de la photographie tchèque de l’époque. À cet égard, la version de l’exposition présentée à Ottawa1 comprend une section intitulée Le cercle de Sudek dans laquelle il nous est donné à voir des portraits dans la veine pictorialiste d’Adolf Schneeberger, des compositions et des photogrammes de Jaromir Funke et de Jaroslav Rössler, l’une des grandes figures de l’avant-garde tchèque. Bien que Sudek ait toujours gardé ses distances avec les Écoles, sa pratique, à ses débuts, emprunte certaines stratégies aux deux grands mouvements qui ont imprimé un caractère unique à la photographie de l’entre-deux-guerres.

Le travail d’inspiration pictorialiste que Sudek produit au cours des années 1920 s’intéresse à la surface des choses modulée par la lumière dans toutes ses déclinaisons. L’usage systématique du flou dans ses paysages comme dans ses vues de Prague, de l’île de Kolín et de l’Hospice des vétérans dissout les formes tantôt dans une atmosphère éthérée, tantôt dans la profondeur des noirs. Bien que ses images de la restauration de la cathédrale Saint-Guy (1924-1928) donnent aussi la vedette à la lumière, celle-ci est traitée de manière entièrement différente. Dans les vues d’ensemble comme dans les détails, elle se matérialise en de longues traînées, envahit l’espace, le découpe en plans, creuse les perspectives en établissant des lignes de fuite et le modèle pour décrire la monumentalité de l’architecture gothique avec toute la précision dont est capable le médium.

Par ailleurs, le travail commercial que réalise Sudek en atelier de 1927 à 1936 met en œuvre les principes de la Nouvelle Objectivité. Dans cette quête de nouveauté, Sudek pourrait prendre à son compte les propos de son contemporain Albert Renger-Patzsch : « Abandonnons donc l’art aux artistes et essayons de faire avec les instruments de la photographie des photographies qui puissent exister grâce à leurs qualités photographiques sans que nous n’empruntions quoi que ce soit à l’art2. » Dans ces photographies publicitaires, Sudek adopte le plus souvent un point de vue flottant qui, dans des compositions audacieuses où domine la géométrie, isole les produits manufacturés pour en souligner les volumes et les textures, en mettre en valeur les formes pures et en montrer la beauté. À cet égard, l’éclairage le plus souvent uniforme circonscrit un espace englobant dans lequel coexistent des objets souvent dissemblables dont les relations déjouent la perception habituelle.

En refusant d’imiter la réalité et en posant sa pratique aux confluences du pictorialisme et du modernisme, Sudek tire ses sujets de la littéralité de l’enregistrement pour les transposer dans le monde des images du visible structurées par les caractéristiques fondamentales du médium (les valeurs tonales, le flou et la précision, le cadrage et l’angle de prise de vue, le choix des matériaux et des techniques photographiques) qui deviennent partie intégrante au même titre que leur sujet de l’esthétique de l’image.

À partir de 1940, l’essentiel du travail de Sudek prend principalement pour sujet son atelier de la rue Újezd et ses environs. Son ami, et un temps son assistant, l’artiste Vaklav Sivko décrit en ces termes cet atelier de 61 mètres carrés que Sudek habita de 1927 à 1959 et où il travailla jusqu’à sa mort en 1976 : « […] dans l’arrière-cour d’un vieil immeuble d’habitation où poussent des marronniers et parmi eux un pommier rabougri, se trouve une bicoque de bois dont Sudek a fait son atelier. Il vit là entouré des choses qu’il aime : des boîtes de précieux négatifs s’empilent le long des murs dans un chaos pittoresque et seulement Sudek sait où regarder pour trouver quelque chose ; les tiroirs profonds d’un petit comptoir débordent de quantité d’objets d’art et de tout un bric-à-brac ; des rouleaux de toile de fond et une grosse chambre de prise de vue ; des étagères bourrées de disques, des murs couverts d’images, de statuettes et de bas-reliefs ; le sol est encombré de gros fragments de statues […]3 ». C’est dans cet environnement clos, où tout devient affaire de regard, que Sudek produit les grands cycles de sa pleine maturité artistique que sont La fenêtre de mon atelier (1940-1954), Le jardin de mon atelier (1944-1970), les natures mortes (1949-1954) et Labyrinthes (1963-1975). La production de chacun de ces ensembles se déploie sur plusieurs années pour constituer en bout de parcours une suite de variations, sur un même thème, décliné de multiples façons, en mettant chaque fois en jeu les capacités de la technique.

Dans La fenêtre de mon atelier, deux regards se superposent. Le premier est celui de Sudek qui choisit et cadre une portion du réel. Le deuxième est celui du dispositif photographique qui transpose et condense ce fragment dans une autre réalité qui est celle de l’image. Ce double regard unifié dans l’instant de la prise de vue intériorise le visible et constitue la vision subjective de l’artiste dans laquelle se retrouve sa maîtrise d’un vocabulaire plastique par lequel la forme et les matériaux viennent concrétiser celle-ci. Ainsi, la paroi vitrée se fait tantôt transparente et ouvre sur la perspective du jardin, tantôt surface opaque ou translucide sur laquelle se dessinent les motifs de pluie, de neige ou de condensation. Par ce jeu du cadrage, des ombres et des clairs, de la netteté et du flou, celle-ci gomme la frontière entre l’intérieur et l’extérieur et les fait coexister dans une infinité de variations qui, chaque fois, ouvrent des perspectives aussi inédites qu’inattendues sur le thème que Sudek s’est imposé.

Le jardin entourant l’atelier se profile souvent à travers les éléments inscrits sur la surface de la vitre de la fenêtre et sert de toile de fond sur laquelle le regard s’arrête ou encore tend un voile où l’on distingue quelques silhouettes comme celles de la clôture, du petit pommier ou du mur de l’édifice voisin, autant de motifs devenus familiers au fil de la série d’images. Par contre, les vues prises de l’extérieur mettent en rapport les formes naturelles et les volumes du bâti dans des compositions qui contrastent avec la rigueur des formes humaines et la fluidité des éléments naturels que le passage des saisons et les variations de lumière viennent matérialiser.

La série des natures mortes que réalise Sudek dans le microcosme de son atelier ne constitue pas pour autant un inventaire de son environnement qui nous éclairerait sur la personnalité de leur auteur. Bien qu’elles détaillent son espace de vie et de travail en faisant cohabiter verre à demi rempli, oeuf, quignon de pain, saucisson, restes de repas, ces images ne font que cueillir quelques traces fugitives d’une présence humaine. Sans plus. Et c’est tant mieux. Les anecdotes biographiques que l’on pourrait extrapoler de ces indices épars n’éclaireraient aucunement les véritables fondements de l’oeuvre. La portée de ces compositions simples est beaucoup plus grande : elles transforment les rapports entre quelques objets choisis en mettant l’accent sur leur forme et les effets de lumière sur eux et ainsi jouent de toutes les nuances du médium pour installer le bric-à-brac de l’atelier dans le monde de l’imaginaire et du lyrisme.

Si les natures mortes de Sudek constituent souvent des épures, la série Labyrinthes4, dont un certain nombre d’images furent réalisées dans son deuxième atelier-appartement de la rue Úvoz, s’attache pour sa part à des rencontres fortuites d’objets qui semblent réunis par le hasard de la prise de vue. Ces natures mortes d’un genre unique sont autant d’échafaudages complexes de formes dans lesquels la précision de la prise de vue frontale superpose les plans, tantôt en les confondant et en jouant des transparences, tantôt en les découpant pour accentuer la profondeur de l’image et, ce faisant, installer l’illusion d’une troisième dimension. Dans ces vues chaotiques où coexistent pêle-mêle une masse d’objets dont les modulation de la lumière font ressortir la patine, les détails fourmillent et ce qui, de prime abord, apparaît comme un réseau de formes enchevêtrées par le jeu des prismes et des surfaces réfléchissantes se révèle une composition qui trouve son équilibre peu à peu au fil du regard qui vient donner un sens au visible transcrit dans cet espace unifié.

Toute sa vie, Sudek s’est fait le chantre de Prague. Dans la foulée de sa série sur la restauration de la cathédrale Saint-Guy et du Château, il s’est attaché à photographier sous tous les angles possibles, sous toutes les lumières y compris la nuit, la beauté de Prague et de ses jardins. Cette beauté réside dans une floraison architecturale représentée par les merveilles admirablement conservées de la Prague baroque et les multiples réalisations de l’Art nouveau. Sudek fuit le pittoresque qui s’attacherait à la couleur locale et au génie du lieu au profit d’une description inspirée par son amour de la ville magnifiée par le travail plastique sur la matière photographique : les gris détaillés dans une infinité de nuances découpent l’espace pictural et se conjuguent pour donner corps à une vision tout en équilibre et en classicisme. Ses vues nocturnes se démarquent particulièrement par les effets de clair-obscur et les plans en cascades par lesquels les formes architecturales s’imbriquent dans des compositions aux accents cubistes afin de mettre en valeur la beauté et le mystère de sa ville où les époques et une nature omniprésente se chevauchent. À cet égard, ses séries sur les jardins Kinsky et du Séminaire, situés à quelques encablures de son atelier de Malá Strana, font ressortir toute la beauté de cette nature domestiquée. Dans celles-ci, Sudek déploie tout son savoir-faire pour saisir dans des images touffues toute une série de variations qui tiennent autant des conditions atmosphériques que de la saisie photographique qui s’exprime ici dans une diversité de procédés qui, chaque fois, façonnent l’image : les épreuves argentiques déclinent toute la gamme des noirs et des blancs alors que les procédés au charbon adoucissent le rendu de l’image et estompent les rapports de contrastes.

Tout l’oeuvre de Sudek est une méditation sur la photographie et sa capacité infinie d’intérioriser le visible, de le transfigurer en vision subjective et de le traduire en image dans un vocabulaire où se conjuguent le monde affectif et le savoir-faire de l’artiste avec la technique dont il maîtrise parfaitement les matériaux et les propriétés. La photographie devient alors un véritable outil de connaissance intime et de célébration du monde plutôt qu’une machine à produire infiniment des images.

1 L’exposition Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre a été produite par l’Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) en collaboration avec le Jeu de Paume pour la présentation à Paris et a fait l’objet de présentation à Paris au Jeu de Paume du 7 juin au 25 septembre 2016 et à Ottawa au MBAC du 28 octobre 2016 au 19 mars 2017. La conception de l’exposition est due à Ann Thomas, Vladimir Birgus et Ian Jeffrey. Un imposant catalogue a été produit par 5 Continents Éditions de Milan en collaboration avec le MBAC. Il faut signaler que la plus grande partie des œuvres faisant partie de l’exposition appartiennent aux collections du MBAC.
2 Albert Renger-Patzsh, Buts (1927), dans Olivier Lugon (dir.), La photographie en Allemagne : anthologie de textes 1919-1939, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p. 139.
3 Vaklav Sivko dans son allocution pour marquer l’inauguration d’une exposition de Sudek en 1958 cité par Anna Farova dans Josef Sudek – Poet of Prague, New York, Aperture, 1990 p. 13.
4 Josef Sudek, Labyrinths, Prague, Torst, 2013.

 

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