Emanuel Licha, Le travail du regard – Guillaume Lafleur

[Automne 2017]

Par Guillaume Lafleur

Le cinéma documentaire expérimental est de plus en plus visible dans les festivals où la représentation d’enjeux géopolitiques occupe naturellement une portion respectable de la grille de programmation. Si les constats environnementaux s’inscrivent au cœur de cette nouvelle tendance, il ne s’agit que d’un pan de la production qui nous renseigne d’ailleurs sur la forme plus ancienne et courante du film-essai, marquée par une pensée du cinéma supposant habituellement une approche analytique de l’image, centrée sur la compréhension de ses pouvoirs.

À la source de ce courant se situe le travail essentiel d’Harun Farocki, dont l’un des films phares, Still Life (Stilleben, 1997) analyse la mise en place d’une publicité de bière et la conception de la lumière qui se reflète dans la boisson houblonnée, inscrite dans le prolongement de l’œuvre des maîtres flamands du XVIIe siècle. Auparavant, Farocki avait amorcé semblable propos dans An Image (Ein Bild, 1983), en documentant une séance de photo de quatre jours pour Playboy dans un studio de Munich. Le travail d’Emanuel Licha est profondément imprégné de ce type d’approche. Sa nouvelle œuvre présentée ce printemps au Musée d’art contemporain de Montréal1 relève de cette tendance du cinéma documentaire aux partis pris formels solides qui a trouvé son adoubement dans la production cinématographique en suivant les leviers de financement traditionnels.

Vivant entre la France et le Québec, Licha a reçu le soutien du Centre national du cinéma et de l’image animée français, ainsi que du centre de production montréalais PRIM. Hotel Machine est donc un long métrage au sens courant du terme, la première réalisation de Licha dans ces conditions, alors qu’il provient du milieu de l’art contemporain, son travail ayant le plus souvent été présenté en galerie.

Depuis déjà une dizaine d’années, il tente d’approfondir les aspects balisés, formels et politiques qui relèvent de la mise en scène de l’image. Il peut s’agir d’interroger les puissances du montage, par exemple celles du champ/contrechamp qui nous renseigne sur la mécanique associant deux images en mouvement.

Ou encore s’attarder au dispositif audiovisuel de la surveillance généralisée, rompant avec le cinéma narratif traditionnel, marqué par l’association de la caméra rapprochée au point de vue du voyeur. Depuis un certain temps, Licha s’intéresse au théâtre des opérations, bien entendu lié à la rhétorique de guerre, soit un lieu de contrôle en temps de guerre qui est également un espace concret, par exemple un hôtel, adapté au contexte et relevant du faux-semblant ou encore de la mise en scène totale.

Précisons d’abord l’inscription du film dans l’espace muséal, présentée sous le titre Et maintenant regardez cette machine. L’essentiel du propos consiste à nous offrir des clés supplémentaires pour interpréter le film, au regard de sa réception en salle de projection. Le film devient accessible de deux manières : l’une, attachée à la seule logique narrative interne où le spectateur visionne tout le film, dans sa linéarité, et l’autre faisant appel à la mise en place d’un appareillage critique avec documents à l’appui. Soit une salle où l’on entre et l’on sort tandis que le film défile, avec quelques bancs et fauteuils pour s’assoir, reproduisant un salon qui formule l’écho des halls d’hôtel où le film se déroule. Des rayons de bibliothèque de part et d’autre du cadre de l’écran sont emplis d’ouvrages qui élargissent l’horizon d’interprétation du film, bonifiant et explicitant les dispositions de l’artiste-chercheur.

Plus précisément, Licha a installé devant l’écran de son film cinq postes qui sont autant d’occasions de consulter des archives visuelles, des vidéos, des livres. Il ne s’agit pas d’un simple complément instructif à ce que l’on voit sur l’écran. En jouant ainsi d’un rappel des cinq hôtels montrés dans son film (sur lesquels nous allons revenir), un observatoire est conçu pour le spectateur, lieu d’étude où ce dernier peut se rapprocher du point de vue du cinéaste et de la caméra.

L’artiste approfondit là un travail amorcé dans ses œuvres précédentes, dont Mirages (2010) est peut-être le meilleur exemple. Ce film nous transporte sur les lieux d’un village iraquien préfabriqué pour le bien de militaires américains en entraînement, dans le désert de Californie. Tout y est construit pour habiliter le regard des militaires à la réalité iraquienne et le film démontre, par l’usage de multiples points de vue de caméra, un lien entre la mise en scène hollywoodienne et la nécessaire prise en compte du territoire précédant une attaque sur le théâtre des opérations. Ici, la configuration de l’espace est clairement un objet d’étude pour les militaires. Mais les acteurs interprétant les Iraquiens observent aussi ce drôle de jeu, avec une distance trouble. De même, nous sommes observateurs d’Hotel Machine et conviés un peu plus dans ces hôtels que ne le ferait une simple projection, par la mise en place attentive proposée dans la salle d’exposition.

Hotel Machine se déroule donc entre cinq hôtels qui ont été traversés par la guerre ou y sont encore plongés. L’intelligence du montage fait en sorte que la crise en place dans les lieux les plus sensibles n’apparaît pas, mais semble toujours sur le point d’avoir lieu. Ce parti pris est d’une grande cohérence dans la mesure où c’est dans ces hôtels que les journalistes, les politiques et toute une faune nocturne se retrouvent en temps de guerre, au bar, dans les halls, dans les salles de conférence. Le cinéaste a choisi d’installer sa caméra au Mayflower de Beyrouth, au Holiday Inn de Sarajevo, au Al-Deria de Gaza City, à l’hôtel Ukraine de Kiev et enfin au Hyatt de Belgrade où les bombardements faisaient rage début 1999. Le film débute à Sarajevo, au Holiday Inn qui était le meilleur observatoire pour appréhender autant le théâtre des opérations que les forces en présence.

À ce titre, le film fait grand cas du rôle du fixer. C’est lui qui s’occupe de l’accueil des journalistes logeurs les plus sensibles et préserve des tensions inévitables au cœur d’une communauté provisoire. La discrétion au sujet de la clientèle est forcément requise, les deux camps étant susceptibles de se retrouver dans des chambres voisines.

Un fixer témoigne en début de film dans une salle de conférence avec ses habituelles chaises alignées, tentant de recomposer l’espace devant lui qui n’est plus qu’un cercle de fantômes, dont celui du journaliste et écrivain Paul Marchand, le plus gentil de tous selon les mots du fixer. Le rappel de son suicide va d’une certaine façon trouer l’espace du film. Toujours sous un mode spectral, une bande son de témoignages va s’imposer en appui à l’image, sans pour autant que les expériences relatées proviennent du lieu qu’on voit.

Dans ces hôtels de guerre, tous se surveillent et le cinéaste n’hésite pas à nous montrer en quelques plans combien les caméras viennent en quelque sorte appuyer le travail des fixers. Ici, l’on perçoit la référence à La colonie pénitentiaire de Kafka mise en exergue au film qui nous mène à la question de l’apparatus (ou l’appareil). Dans La colonie pénitentiaire, l’appareil (ou encore la machine) performe mécaniquement le pouvoir en place devant les prisonniers, par une mise à mort. Licha veut nous dire que sa mise en place ou sa mise en scène cherche à nous rendre perceptible cette performance. Mais l’usage en exergue de Kafka a-t-il une autre portée que l’autoréférence ?

La citation trouve sans doute son parfait écho théorique dans l’image lorsqu’un des protagonistes filmés dans une chambre d’hôtel écoute le témoignage d’un journaliste qui apparaît sur son i-phone et dit ceci : « Act of seeing is a construction, any act of seeing is work. » Par extension, nous pourrions affirmer que tout ce qui est vu dans le film exige du spectateur un travail du regard. Mais encore, l’effort journalistique implique aussi une capacité à analyser la configuration des lieux, pour pouvoir se saisir de l’événement.

L’hôtel est un lieu qui permet de décrypter une part du contexte de guerre, c’est un point de convergence et de rencontre pour tous les camps. En même temps, il s’agit d’un lieu où l’on perd de vue le cœur de l’action puisque tout y dénote le contrôle.

À plusieurs reprises, les i-phones ponctuent la narration par une astuce puisqu’ils appartiennent à de véritables employés ou clients de l’hôtel qui les consultent dans l’image. Il s’agit d’une mise en place calibrée au cordeau, où les intervenants qui apparaissent sur les téléphones ont été interviewés par le cinéaste avant qu’il ne décide de les présenter par ce dispositif de mise en scène. Il s’agit pratiquement d’une incrustation naturaliste, alors qu’en d’autres occasions le cinéaste va créer un effet de rupture pour témoigner de la situation de guerre.

L’exemple principal de cette approche se déploie dans la bande son d’un bombardement sur Bagdad cependant que l’on nous montre des images d’espaces et de chambres vides soudains éclairés de manière intermittente par des bombardements. L’on nous montre à la suite des rues calmes avec quelques feux d’artifices amateurs dans le ciel, toujours en contraste avec cette bande son de guerre. Enfin, nous voyons des fenêtres ouvertes donnant sur la place de l’Indépendance de Kiev, puis sur la mer. Comme une image-souvenir, c’est soudain le récit du suicide de Paul Marchand qui apparaît dans le plan. Tout comme si son vol plané n’avait jamais pris fin. Ce plan, c’est aussi le temps suspendu que suggèrent les hôtels de guerre. C’est encore la barbarie qui se bureaucratise dans les hôtels comme un signe qu’elle est là pour rester.

1 Emanuel Licha, Et maintenant regardez cette machine, Musée d’art contemporain, Montréal, du 16 février au 14 mai 2017.

 

Guillaume Lafleur est programmateur-conservateur à la Cinémathèque québécoise. Il a publié Pratiques minoritaires, fragments d’une histoire méconnue du cinéma québécois (1937-1973) chez Varia, en 2015.

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