Vincent Delbrouck
Éditions Wilderness, Belgique, 2017
248 pages, 116 illustrations
Par Louis Perreault
Si la photographie était un lieu, Vincent Delbrouck l’habiterait, l’occuperait et en défricherait la terre afin d’en tirer de riches récoltes d’images insolites, issues du mouvement perpétuel du vécu. Dans le foisonnement des accumulations résultantes, c’est la nature du médium photographique qui serait célébrée, celui-là même qu’on préfère aujourd’hui « questionner », au point de trop souvent négliger toute la richesse qu’il recèle encore. Pour Delbrouck, la source du photographique ne semble bel et bien pas près de tarir. Son oeuvre y puise sa vitalité, une énergie communicante dont on est rapidement envahi en tant que lecteur.
Catalogue, publié chez Wilderness, une maison d’édition que Delbrouck a fondée en compagnie de son collègue Daniel Piaggio Strandlund, présente des photographies issues des différents voyages de l’artiste (Cuba, Népal, Inde, Grèce, etc.), des vues d’installation en galerie, des collages, quelques textes et poèmes et des dessins superposés aux photographies. Le titre fait sourire, alors qu’on réalise l’ampleur du désordre et qu’on comprend que le livre est, en quelque sorte, l’antithèse d’une classification structurante de l’oeuvre de Delbrouck. Comme le souligne l’auteure Anne Immelé, qui signe un texte accompagnant les images, le titre « indique la dimension rétrospective que l’artiste entretient avec ses propres photographies ». C’est donc à une immersion dans ses archives sans cesse grandissantes que nous convie ici l’auteur.
De l’image individuelle au collage dense et complexe, le travail de Delbrouck échappe aux classifications de genres et de styles. Le feutre rouge qu’il utilise pour signer la jaquette de son livre lui sert également à masquer partiellement des éléments de ses images, à inscrire des notes poétiques sur celles-ci, à surligner, à ornementer, à dessiner, etc. La photographie ne vit pas seule ici, elle occupe un territoire dense où le champ déjà polysémique des images s’étend à perte de vue.
Le livre de Delbrouck invite le lecteur à considérer son travail du point de vue de l’acte de création, où se joue un processus en continuelle transformation et dans lequel l’oeuvre n’est jamais finale ou complète. Les photographies de Delbrouck ont ainsi plusieurs vies : de la prise de vue au développement, puis du tirage au collage, la finalité de l’image n’est jamais certaine. Plutôt, cette dernière s’inscrit dans une création vivante, obsessionnelle, où elle retourne de manière cyclique à l’état d’ébauche d’où elle pourra rejaillir à nouveau. La force conceptuelle du livre est de réussir à traduire la nature fugace des expériences de son auteur et d’évoquer par accumulation d’images la complexité de l’expérimentation et de la recherche artistique.
Alors que l’étude du livre photographique nous amène à concevoir celui-ci comme la mise en séquence réfléchie des images, Delbrouck a choisi, pour sa part, un assemblage aléatoire des pages constituant son livre, rendant ainsi chaque exemplaire unique. Cette mise en forme atypique fait écho à une pratique forgée dans le flux incessant des sensations, dans la diversité des expériences, dans l’affect et le senti. La nature hétérogène du contenu semble appeler cette mise en forme et, dans cette relation étroite qu’entretiennent forme et contenu, se dresse le rôle essentiel d’un livre d’auteur, soit de participer à la construction du sens et de la pertinence de l’oeuvre. Résultat d’une résidence réalisée en 2015 à la Mulhouse Art Contemporain, en France, l’ouvrage s’éloigne du véritable « catalogue » d’exposition (la résidence mena à une exposition en 2016 et le livre fut publié en 2017) pour se rapprocher de ce type de publication, qui se caractérise souvent par l’intervention directe ou indirecte de l’artiste dans sa fabrication matérielle.
Chaque exemplaire de Catalogue est donc constitué d’un empilement de feuilles de papier glacé A4, imprimées au recto seulement et mélangées à la main par l’artiste avant la reliure. Exit, donc, la séquence réfléchie, la structure narrative contrôlée, le rapport de taille entre les images qui se côtoient dans les doubles pages : on se trouve ici au centre d’une constellation où gravitent des astres sauvages, fuyants et déterminés à ne pas être définis, classifiés ou répertoriés. Delbrouck explore, dans ce travail, les points de contact entre les images, mais aussi ce qui les repousse, reléguant à la chance et au hasard le soin de créer les relations.
À une époque de pratiques conceptuelles où on fait grande éloge de la capacité des artistes à produire un discours autant qu’une oeuvre, ce parti pris pour l’abandon et le détachement fascine par sa démesure. Rebelle, Delbrouck nous invite à une désobéissance esthétique et conceptuelle, appelant le retour du risque dans l’élaboration de nos oeuvres et proposant que l’inachèvement et le parcellaire puissent aussi leur conférer une valeur.
Louis Perreault est photographe, enseignant au Cégep André-Laurendeau et co-directeur des Éditions du renard, une maison d’édition spécialisée dans les livres de photographies.
[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]