Il y a d’abord eu un renard. Celui que quelques marcheurs remarquaient sur le sentier, mais qui esquivait le regard trop attentif en disparaissant dans les herbes envahissantes d’un terrain postindustriel de l’Est de Montréal. J’ai rapidement pris cet animal en affection et en ai fait une sorte de totem personnel. Présence discrète au milieu des villes, ce marginal au pas léger semblait peu enclin à lever la voix pour clamer son originalité. Lorsqu’en 2012 m’est venue l’idée de fonder une maison d’édition, le renard semblait évoquer parfaitement mes ambitions : produire des livres qui, sans s’opposer à l’écosystème québécois, s’y faufileraient discrètement, avec l’objectif de rejoindre un groupe plus restreint d’amateurs de livres photographiques et de s’interroger, au passage, sur les manières de faire ceux-ci au Québec.
Par Louis Perreault
Mes collègues Alexis Desgagnés1 et Mona Hakim2 ont déjà soulevé en ces pages les lacunes existant ici autant dans le soutien à la production des livres d’artistes que dans leur diffusion médiatique, laissant prendre à cette forme éditoriale un retard évident sur ses semblables internationaux. Au printemps 2017, l’artiste Serge Clément et moi-même avons d’ailleurs adressé une lettre au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour demander des changements dans les critères d’admissibilité du programme Promotion, destiné aux artistes en arts visuels. Nous avancions alors qu’il serait souhaitable d’élargir ces critères afin de répondre au désir des artistes de produire autre chose que des monographies, seule véritable forme de publication reconnue par le programme. La lettre fut cosignée par plus de quarante collègues et amis, et a reçu une réponse polie de la part de la direction du CALQ, promettant une révision des programmes qui tiendrait compte de nos préoccupations. S’il fallait identifier la principale motivation de mon engagement en tant qu’artiste et éditeur, l’indépendance serait certainement très haut sur la liste. Or, on aura beau ignorer le renard qui rôde dans les quartiers de la ville, celui-ci en fera toujours partie, compte tenu de sa nature synanthropique. À son image, les initiatives d’édition indépendante continueront de se multiplier et il faudra un jour trouver le moyen de les soutenir, au même titre que celles correspondant aux standards des programmes actuels.
J’ai donc fondé les Éditions du renard en septembre 2012, alors que j’avais deux séries d’images que je souhaitais publier en tant que fanzines photographiques. Chacune des séries était accompagnée d’un récit de production et je croyais que la suite des pages infuserait un sens narratif au travail. Il faut dire que l’engouement pour le livre photographique se ressentait depuis plusieurs années déjà et je suivais de loin ce qui se tramait principalement ailleurs. J’ai donc publié deux petits livres brochés, en 50 exemplaires, au format demi-lettre.
Quelques publications plus tard, les livres des Éditions du renard trouvaient lentement leur public et se reconnaissaient par leur style minimaliste et leur format de poche. Bien que j’assumais alors ces choix esthétiques, peu de gens comprenaient qu’ils étaient principalement dictés par des conditions budgétaires plutôt rudimentaires. Très rarement parle-t-on du rapport qui existe entre les œuvres qu’on regarde et les limites technologiques et financières qui en ont permis ou restreint la production. En tant qu’artistes, nous savons pourtant à quel point ces limites nous forcent à réfléchir à la matérialisation de nos projets.
La règle, l’exacto et la colle blanche continuent aujourd’hui d’être de précieux alliés, tout comme le plancher du studio reçoit encore les premières séquences des pages imprimées au laser. Chaque détail de la fabrication matérielle d’un livre a, tôt ou tard, manifesté son importance et forcé la prise de décision. Une association à des imprimeurs de qualité et à une relieuse détenant tous les secrets de ce métier fascinant3 ont éveillé une curiosité grandissante quant aux possibilités s’offrant à l’artiste. Le livre, au-delà du simple véhicule d’un contenu pouvant exister autrement, est devenu une partie intégrante des œuvres qui s’y logent.
Le Capteur, de Bertrand Carrière, publié à la fin de 2015, ouvrit une porte par laquelle je pus entrevoir ce qui attendait les Éditions du renard pour peu que la communauté m’offrît sa confiance en achetant les livres et en produisant les siens en ma compagnie. Ainsi, The Park, de Kate Hutchinson, et Banqueroute, d’Alexis Desgagnés, précédèrent un de mes propres livres intitulé Laurier Palace. Le journal visuel de Bertrand, la collection de portraits de Kate, le rapport étroit qu’entretiennent les photographies d’Alexis avec ses textes poétiques, ainsi que la nature fragmentée du souvenir que je tentais d’évoquer : tout cela semblait naturellement être destiné à la forme du livre, tant au plan conceptuel que narratif.
Si, jusqu’à l’automne 2016, j’ai travaillé seul au développement de mon entreprise, il m’a semblé nécessaire, à ce point de l’histoire, de trouver un allié pour la direction de la maison d’édition. L’idée de faire appel à mon ami Jean-François Hamelin, aussi photographe, co-instigateur du Photobook Club de Montréal4 et avec qui je partageais une certaine vision du livre photographique, s’est naturellement imposée à moi. La collaboration étant à la base de mon projet d’édition, elle peut maintenant s’intégrer à la prise de décision et la réflexion quant à la suite des choses.
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Voilà donc pour la chronologie. Le lecteur découvrant, en lisant ces lignes, l’existence même des Éditions du renard se demandera peut-être en quoi cette aventure vaut la peine d’être décrite. Contemplant de loin la tâche qui m’attendait avant d’entamer la rédaction de ce texte, je pouvais sentir le piège me guettant au détour du premier passage, celui de m’enfoncer dans les détails personnels de ma démarche et de me complaire dans la fausse impression d’avoir bel et bien lancé quelque chose d’original. Parce que c’est avant tout en voyant d’autres artistes prendre des risques, mettre « le faire » à l’avant-plan de leur pratique, quitte à s’exposer à l’échec, que j’ai trouvé les motivations de m’engager également. Je voyais dans un couple de Suédois en résidence au centre VU de Québec5 un exemple à suivre pour l’autodétermination artistique ; j’admirais, chez un certain photographe américain6, la capacité de déployer sa créativité dans le développement d’un projet entrepreneurial ; je découvrais avec intérêt ce qui se tramait chez nos voisins américains7 ; je vouais une sorte de culte à un éditeur anglais8 qui publiait depuis peu des livres fascinants, parfois cryptiques, mais toujours intrigants. Ainsi, je me permets ce retour sur mon parcours d’éditeur davantage pour que le lecteur puisse entendre l’écho de ce que faisaient également mes pairs à l’étranger. Je crois que le désir de produire des livres plus simplement, doublé des possibilités offertes par le développement des technologies numériques, a permis une prise en charge, de la part des artistes, de leurs projets de publications. Le résultat se remarque aujourd’hui partout, sous la forme de livres photographiques d’une qualité matérielle exceptionnelle, de fanzines éclatants et de publications atypiques émergeant de l’expérimentation propre à la culture DIY.
Pourtant, cet engouement demeure assez timide au Québec9. Difficile de définir exactement pourquoi il en est ainsi, mais je soupçonne qu’une certaine habitude à des manières de faire et de consommer les livres d’art y est pour quelque chose. Alors que des initiatives comme celle des Éditions du renard sont légion en Europe, en Asie et aux États-Unis, la tendance des subventionnaires à considérer une publication avant tout du point de vue de la promotion de la carrière de son auteur semble s’être ancrée dans l’esprit de la communauté. De plus, l’absence d’un réel intérêt des institutions pour cette forme d’expression10, un public restreint constitué principalement d’initiés et qui tarde à s’élargir, ainsi qu’une certaine indifférence de la presse écrite font de l’édition des livres photographiques, au Québec, un champ encore à développer.
Pour l’artiste n’ayant pas l’intention de se lancer dans l’autoédition, il existe principalement deux manières de publier un livre : il peut approcher des éditeurs « réguliers » (commerciaux, traditionnels) qui, pour la plupart, ont bien compris que le livre d’art n’est pas très payant. Je pense être arrivé au livre peu de temps après que les éditions Les 400 coups, qui publiaient des monographies depuis plusieurs années, aient abandonné l’idée de le faire. Il peut également communiquer avec les centres d’artistes et se soumettre à un processus qui me semble parfois relever de la bouteille lancée à la mer dont on ne reçoit des nouvelles qu’une fois perdus tous les espoirs de la revoir, ou quand le lancer initial n’est plus qu’un souvenir imprécis et lointain. Face à cette situation, que doit faire l’artiste ? Attendre une réponse favorable ? Bien entendu, des publications faisant la rétrospective d’une œuvre pourront attendre quelques mois, voire quelques années. Or, dans le cas d’un livre s’insérant à même la création d’un projet ou dont la production du contenu serait circonscrite dans le temps, ces modèles ne sauront correspondre à la nature même du processus qui est en jeu.
Ainsi, l’autoproduction devient somme toute nécessaire. Mais ne s’improvise pas éditeur qui veut. Non seulement produire un livre nécessite-t-il une certaine connaissance technique, mais plusieurs questions d’ordre commercial ont tôt fait d’apparaître. Du désir de relever ces défis naissent toutefois des structures comme celles des Éditions du renard. Celles-ci se développent naturellement au rythme des associations et des affinités, un peu à l’image des centres d’artistes. Or, pour conserver l’esprit de liberté et de spontanéité qui est si stimulant dans la création d’une telle structure, il est selon moi essentiel de maintenir la taille réduite de la cellule directrice, et ce, afin d’éviter de tomber dans le piège des modes de fonctionnement alourdis par une forme de bureaucratie inévitable lorsque le collectif s’agrandit.
Malheureusement, toute bonne chose vient avec ses défauts et l’expérience plutôt confidentielle des débuts pourra le demeurer assez longtemps si le soutien des autres ne vient pas. Je continue de croire qu’il est bon pour une industrie d’être constituée d’éléments dont on doit mesurer le succès sur des échelles très différentes et que d’avoir, justement, une coexistence de ces différentes échelles est sain pour le milieu du livre dans sa globalité. Or, la difficulté de survivre, pour une petite maison d’édition, s’explique, entre autres, par l’inaccessibilité des réseaux de distribution, trop dispendieux dans un contexte où le coût de revient des livres est souvent exorbitant. Le financement de l’édition, disons-le, sert en partie à absorber la part importante des revenus de vente qui sont répartis entre le distributeur et le libraire (entre 60 et 70 % du prix d’un livre) et qui, conséquemment, ne peut servir à en payer la production. Une aide à la distribution serait donc souhaitable pour les producteurs ne se qualifiant pas pour les subventions de production et de fonctionnement. On reconnaîtrait ainsi les plus petits joueurs en leur permettant d’atteindre un lectorat autrement inaccessible.
De plus, et je terminerai là-dessus, des petits éditeurs comme les Éditions du renard ont beaucoup à gagner de l’implication des institutions établies. Il serait ainsi souhaitable qu’une biennale comme MOMENTA, résonnant au-delà des frontières québécoises et canadiennes, inclue, à l’instar de ses comparables internationaux, une foire du livre, un prix du livre photographique, un jury de spécialistes, et qu’elle fasse une place toute spéciale aux commentateurs, critiques, vulgarisateurs et praticiens issus du monde de l’édition. Cela lui permettrait au passage de reconnaître le livre photographique comme une manifestation incontournable de la photographie actuelle et faciliterait la mise en relation de ses acteurs locaux et internationaux. Car on aura beau vouloir étendre le champ du photographique jusqu’aux confins de « l’image », celle-ci continue de trouver une place de choix lorsqu’imprimée sur la page du livre.
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Une petite note, en guise de conclusion, pour vous donner des nouvelles de mon renard. Il a été aperçu plusieurs fois dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, et certains auront même pu le voir sur Internet, suite à ses aventures dans le stade Saputo où il a, pour un temps, trouvé refuge. Gageons qu’on aura tenté de l’attraper afin de le ramener dans son « environnement naturel », mais je vous le dis en secret, il n’est pas près de disparaître, j’ai vu plusieurs de ses petits courir librement dans les champs la semaine dernière. Les renards sont bel et bien parmi nous et il faudra s’accommoder de leur présence.
2 Voir « Le livre photographique : un état des lieux », Ciel variable, no 106, p. 92-93.
3 La Fille du relieur – Laura Shevchenko.
4 Le Photobook Club de Montréal est né de l’initiative de Thomas Bouquin, Jean-François Hamelin et Josée Shryer.
5 Thobias Fäldt et Klara Källström – B-B-B Books.
6 Alec Soth – Little Brown Mushroom.
7 J and L Books, Twin Palms Publisher, The Ice Plant, etc.
8 Micheal Mack – MACK amorça ses opérations en 2010.
9 Il serait important de mentionner que je parle ici de ce qui se fait dans le domaine photographique uniquement. La foire des petits éditeurs Expozine, à Montréal, montre clairement que l’édition indépendante foisonne de créativité dans les champs de la bande dessinée, de la poésie et des arts graphiques en général.
10 Il faut toutefois relever les excellentes initiatives du Musée McCord qui organise périodiquement des activités autour du livre photographique.
Louis Perreault est photographe, enseignant au Cégep André-Laurendeau et co-directeur des Éditions du renard.