Marisa Portolese, Une pratique de l’affinité : Dans le studio avec Notman — Laurie Milner

[Hiver 2019]

Par Laurie Milner

L’affinité, au sens large du terme, est un concept clé dans la pratique photographique de l’artiste montréalaise Marisa Portolese. On voit une telle affinité mise en action, dans un contexte de relations familiales, au coeur même du projet Le jardin d’Antonia (2007–2011), une série de portraits, de natures mortes et de paysages qui reconstituent les effets psychiques des traumatismes et la volonté de les soulager sur trois générations de la famille maternelle de Portolese. Des photographies grand format en couleur montrent des membres de la famille, distants et fixes, dans une verdure luxuriante, des intérieurs décrépits et des chambres aseptisées de maisons de fin de vie. Les choses (objets de famille ornementés, boursouflés et plissés par le temps, le squelette intact d’un cheval, ses os fragiles et dépouillés) portent cette même impression de solitude sans fin que l’on voit dans les portraits d’humains. Les rencontres sont toutes mises en scène, mais n’en sont pas moins réelles. Portolese est consciente de la nature constitutive de ses interventions photographiques et soucieuse de leurs effets ; on peut sentir sa présence rassurante dans la sincérité avec laquelle ses sujets jouent leur propre rôle et constater sa participation empathique dans l’histoire rédemptrice qui se dessine. Tout au long de la série, nous observons le concept de famille, en tant qu’ensemble prédéterminé de relations, éclipsé tranquillement par celui d’affinité élective, comme la pratique active et permanente de connexion.

Le lien d’affinité est partie intégrante de la série en trois parties Belle de Jour réalisée par Portolese entre 2002 et 2016. Les modèles féminins pour les photographies sont ses amies, collègues et connaissances ; nombre d’entre elles sont montréalaises et travaillent en création. Dans Belle de Jour I (2002) et Belle de Jour II (2014), Portolese situe ses sujets dans des images inspirées de l’histoire de l’art : sensuelles, directes et aux couleurs saturées, les photographies évoquent la composition et l’ambiance de peintures classiques et modernes anonymes tout en affirmant l’indépendance, la grâce, mais aussi la vulnérabilité des modèles féminins. Dans Belle de Jour III : dialogues avec les portraits de femmes de Notman (2016), les références historiques sont devenues plus explicites, Portolese entamant un échange avec l’œuvre du photographe montréalais du XIXe siècle William Notman (1826–1891). Dans la seule exposition de Belle de Jour III, la commissaire Zoë Tousignant a intercalé des portraits de femmes victoriennes de Notman parmi les œuvres de Portolese, mettant encore plus en évidence les relations formelles à travers le temps qui caractérisent la série Belle de Jour dans son ensemble et annonçant une évolution affective dans la pratique de la photographe. Lorsque Portolese se découvre une communauté d’esprit avec Notman, un photographe qui, comme elle, représente des femmes indépendantes, en contrôle de leur vie et uniques, une tonalité nouvelle émerge dans sa création, plus curieuse que critique, plus tendre que provocatrice, plus rayonnante que retenue.

Dans le cadre d’une résidence d’un an au Musée McCord (2017–2018) consacrée à l’étude des toiles de fond et accessoires dans les portraits de femmes de Notman, Portolese a créé Dans le studio avec Notman1 , une série de portraits de femmes et de jeunes filles dans des décors de studio luxuriants et inventifs. Dans les images, des reproductions photographiques agrandies de tableaux de fleurs, d’oiseaux et de paysage sont suspendues derrière les modèles, toiles de fond magnifiques pour les expressions d’identité qui se jouent devant l’appareil photo. Les sujets, qui ont choisi leur tenue en ayant le décor à l’esprit, se placent parmi les accessoires (compositions florales, plantes vertes et objets décoratifs) qui sont également liés aux peintures, le tout se traduisant en cascades de couleurs vives et de motifs dans tous les portraits et par la création d’effets d’illusion, parfois tout à fait inattendus. Dans Lili Michaud, un foisonnement de feuilles de fougères à l’avant-plan fait écho au tissu imprimé de la robe du modèle ; derrière elle, l’extrémité d’un glaïeul jaune (la couleur des cheveux du sujet) jaillit d’une profusion de fleurs fraîches pour aller toucher l’étamine d’une orchidée bleutée dans une nature morte de Jean-François van Dael (1820). Dans le portrait de deux jeunes sœurs, Josephine et Penelope Wilson Rose, un pinson jaune sur la peinture en toile de fond (John Gould, Birds of Great Britain, 1862) semble se délecter du nectar d’un chrysanthème blanc sur la table installée à côté des deux filles, alors que son compagnon peint contemple la scène, image de protection, peut-être, ou présage de l’éveil immanent des jeunes filles à la sexualité.

Si la pratique de Notman a pu inspirer certains des éléments de fantaisie dans les portraits de Portolese, c’est à l’histoire de la peinture qu’emprunte leur gravité. Dans Julia Inniss, une jeune femme est accoudée, étendue sur une chaise longue incurvée dans la posture nonchalante d’une odalisque du XIXe siècle. À l’instar de Madame Récamier (1800), de David – une source d’inspiration pour la Grande Odalisque (1814) d’Ingres –, Julia Inniss fait reposer le haut de son buste sur son bras gauche alors qu’elle se tourne pour regarder directement le public. Les extrémités de ses doigts légèrement écartés s’appuient sur le côté de son visage, dans une gestuelle qui rappelle le portrait de Madame Moitessier (1884–1886), d’Ingres. À la différence des personnages féminins des tableaux du XIXe siècle, toutefois, Inniss a le regard franc et concentré et dégage une aura de maîtrise d’elle-même. Une composition de fleurs roses et blanches et de verdure distribue la lumière naturelle venant d’une fenêtre hors champ et place le sujet dans une ombre partielle. Derrière elle, une énorme rose, peinte avec des traits de pinceau lumineux et rapides, semble ployer sous le poids de ses pétales (Jean-Marc Nattier, détail de Manon Baletti, 1757). La peinture est visiblement craquelée sur une bonne partie, et cette fissure dessine un arc qui fait écho à la silhouette du modèle. Le symbolisme dans le portrait est aussi inhérent et discret que dans un tableau sur l’Annonciation de Piero della Francesca : Julia Inniss, apprenons-nous, est le portrait d’une femme qui attend son premier enfant.

Le même symbolisme discret habite le portrait de Molly Moreau et de sa fillette Greta Bergen. Les modèles sont installées entre deux papyrus à feuilles alternes, dont le feuillage lustré se déploie à partir des tiges effilées ; un paysage de montagne brumeux (Albert Bierstadt, Mount Hood, 1869) occupe l’arrière-plan. Moreau tient sa fille contre sa poitrine, et les deux regardent vers l’objectif. À leur gauche, derrière le dos de l’enfant, une des tiges de la plante pointe depuis le tronc ligneux pour dépasser la ligne d’horizon dans la scène de montagne ; une nouvelle feuille composée, semblant flotter dans les airs, rayonne depuis le sommet de la tige. Dans cet élan vers le ciel et avec son équilibre précaire, la feuille en soleil affirme sa vitalité tout en ouvrant une fenêtre sur sa propre condition de mortelle. La tige verticale et sa contrepartie horizontale définissent un cadre dans le coin supérieur droit de la toile, soulignant la présence de trois conifères peints à différentes étapes de leur croissance et de leur dégénérescence. L’un des arbres est mort, son tronc sans vie parallèle à la nouvelle pousse pleine de vigueur du papyrus, rappel allégorique dans cette photographie de Portolese que la mort fait partie du cycle de la vie.

Pour les sujets, l’expression de soi qui émane de ces rencontres photographiques est à la fois complexe et relationnelle. Les modèles viennent telles qu’elles sont : elles portent leurs propres vêtements, révèlent seulement les aspects d’elles-mêmes qu’elles souhaitent et ont le droit d’écarter toute photographie qui ne leur convient pas. En même temps, elles se mettent au diapason des précédents historiques du projet : préalablement à la séance photo, chacune reçoit un tableau d’ambiance qui comprend des portraits de femmes victoriennes de Notman et des images des toiles de fond et des accessoires qui seront installés dans le studio ; le tableau d’ambiance familiarise les modèles avec l’environnement, les guide dans leur choix de vêtements et les oriente quant aux effets esthétiques recherchés par Portolese. Au cours de chaque séance de photo, Portolese place

L’installation de Dans le studio avec Notman au Musée McCord, organisée par Hélène Samson, conservatrice de la photographie du Musée, donne toute sa place au vaste réseau de connexions et de conversations dans le temps et dans l’espace qui nourrit la pratique de Portolese. Tout commence avec un agrandissement pleine hauteur du portrait d’Annie McDougall, elle aussi artiste et photographe, réalisé par Notman, qu’elle assistait parfois en studio. McDougall y apparaît détendue et convenable, comme il sied à une femme victorienne ; cependant, il y a une part d’excentricité en elle, comme le montrent le curieux chapeau qu’elle arbore et les chaussures éraflées qui pointent sous l’ourlet de sa robe. C’est cette photographie qui a au départ éveillé l’intérêt de Portolese pour les portraits de femmes de Notman et l’a conduite à effectuer des recherches sur la pratique en studio de ce dernier. Dans le décor de studio du portrait de McDougall, nous voyons les accessoires et toiles de fond utilisés par Notman pour mettre en scène ses portraits, ici rangés dans les coins et placés sur un rebord de fenêtre, attendant le bon client pour servir. Plus loin dans l’exposition, une mosaïque de photographies de Notman et Portolese tapisse les murs d’une petite alcôve, illustrant la méthode par association employée par Portolese et faisant ressortir encore plus de points de convergence. Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy.

1 Une publication accompagne l’exposition : Marisa Portolese, Dans le Studio avec Notman, Montréal, Musée McCord/Marisa Portolese, 2018, 96 pages, 69 photographies, avec un texte introductif d’Hélène Samson.

 
Laurie Milner est professeure à l’Université Concordia, où elle enseigne l’art des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles au département d’histoire de l’art, ainsi que l’art contemporain, la théorie et l’écriture à la maîtrise au programme Studio Arts. Milner a également sa propre activité d’écriture et de révision.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Marisa Portolese, Une pratique de l’affinité : Dans le studio avec Notman — Laurie Milner ]