Elena Perlino, Indian Time — Claudia Polledri

[Été 2019]

 

Maison de la culture du Plateau Mont-Royal
2 novembre – 2 décembre 2018

Par Claudia Polledri

Indian Time, c’est le temps d’une rencontre. Celle d’Elena Perlino, photographe italienne basée en France, avec les communautés innues et naskapies situées entre Natashquan, Mani-Utenam, Matimékush-Lac-John, Kawawachikamach et Sheshatshiu. Issus des différents séjours réalisés dans la région en 2017 et 2018, les clichés d’Elena Perlino ont été exposés à la Maison de la culture du Plateau Mont-Royal du 2 novembre au 2 décembre 2018. Une publication qui réunit l’ensemble du travail photographique est en cours de préparation, grâce aussi à la contribution de l’Institut italien de culture de Montréal qui a soutenu le projet dès ses débuts.

Celle de la Maison de la culture toutefois, n’a pas été la première étape de l’exposition. Ce sont, avant tout, les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie qui ont accueilli pour la première fois ces images lors de la neuvième édition du festival, « Chaos », qui a eu lieu à l’été 2018. Les Rencontres et son directeur, Claude Goulet, ont en effet joué un rôle important dans la naissance de ce projet photographique qui s’inscrit dans le sillage d’autres photos de Perlino, celles de la série Pipeline sur la traite des femmes nigérianes vers l’Italie et exposées aux Rencontres en 20161. À la suite de ce premier échange est né le projet d’une résidence à Schefferville pour la photographe, l’intention étant d’aller à la rencontre des communautés autochtones de la Côte-Nord du Québec et du Labrador. Bien que développé dans un cadre très différent et sur une période beaucoup plus courte que le projet précédent, on retrouve dans Indian Time le même type de regard documentaire, doux et poignant, qui caractérise les reportages d’Elena Perlino…

Partie à Schefferville en février 2017, avec un détour imprévu à Natashquan, Perlino retourne sur les lieux à trois reprises. L’hospitalité de Marjolaine Mckenzie, intervenante communautaire, lui permet d’entrer dans la communauté, de se mettre à l’écoute de ses habitants, de partager leur vie quotidienne et d’observer leur rapport au territoire. Les clichés qu’elle réalise lors de ces séjours se caractérisent essentiellement par leur capacité à dépasser la démarche ethnographique pour devenir l’expression d’une relation qui est en train de se construire, et dont la photographie devient un signe de ponctuation. Discrète et à la fois curieuse, précise dans la recherche du détail, mais disponible à perdre ses contours dès lors qu’il s’agit de restituer l’immensité du paysage, la photographie d’Elena Perlino possède la capacité de raconter le réel dans ses traits les plus rudes sans toutefois écarter les traces les plus ludiques qui en font tout aussi partie. Il est possible d’imaginer que cette aptitude lui vient, du moins en partie, de l’étonnement et de la légèreté qui devraient caractériser tout regard « nouveau » face à la découverte de l’autre et de son territoire, et qu’elle a su conserver et imprimer à son approche photographique. Habiles à circuler entre les générations, tout comme entre le passé et le présent de la communauté, les photographies de Perlino choisissent toutefois de ne pas insister sur les traces douloureuses de son histoire, ni sur ses problèmes actuels, mais plutôt de les saisir dans leur contexte. Le passé est simplement là, présent comme ce banc de neige énorme amassé devant une maison, et dont l’angle de vue choisi par la photographe nous permet, si on veut, d’en observer les strates blanches et grisâtres. En ce sens, le regard de Perlino communique la même spontanéité que les prises de paroles des membres de la communauté, témoignages de la teneur sensible, que la photographe collecte et ensuite inscrit au sein de l’exposition. Consciente des limites propres au médium photographique, et surtout de la valeur irremplaçable de ces paroles, Perlino place au sein des images des voix, mais aussi une langue et surtout les gestes de ces hommes et de ces femmes qui rendent ainsi tangible l’histoire douloureuse dont ils sont porteurs.

En arrière-plan de ces prises de parole, des jeunes travaillent bruyamment pour préparer la rencontre annuelle des aînés qui accueillera plus de 2000 personnes. À ces jeunes, mais pas seulement, Elena Perlino s’adresse encore une fois, lors de son dernier séjour à Schefferville où, après avoir montré son travail, elle anime un « atelier photographique ». Les participants, dix personnes entre seize et cinquante-cinq ans, ont ainsi eu la possibilité, à travers les images, de mener une réflexion sur leur manière de vivre la communauté à partir d’un thème de leur choix. « Je suis né dans le bois, raconte un des protagonistes de la vidéo, mes ancêtres marchaient ici, à pied. Ils avaient le savoir-faire, la sagesse. Ils ne se sont jamais sentis battus. Ils ont toujours persévéré, ils avaient du courage pour surmonter les difficultés. On vient de ce peuple. Aujourd’hui, encore, j’aime ces rencontres, on se sent bien, on se sent connectés tous ensemble, la Nation Innue ».

Les aînés racontent, les jeunes construisent, des liens se tissent de nouveau. Et la photo, encore une fois, se fait pont.

1 À ce propos, voir aussi le livre photographique réalisé par Elena Perlino, Pipeline, Marseille, Schilt Publishing-André Frère Éditions, 2014.

Postdoctorante et chargée de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Claudia Polledri assure aussi la coordination scientifique du CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, UdeM). Elle est titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982–2011) et sur le rapport entre photographie et histoire.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Elena Perlino, Indian Time — Claudia Polledri ]