Claude Baillargeon, La mémoire des ombres – Franck Michel

[Été 1993]


par Franck Michel

Notre existence est ponctuée de lieux : ceux que l’on habite, ceux que l’on visite, ceux que l’on traverse et ceux que l’on voit parfois au loin. Nos souvenirs y sont souvent rattachés. Les lieux nous servent de balises temporelles et d’ancrage dans le réel, à même la terre1.

Ce pouvoir évocateur du lieu, le photographe Claude Baillargeon nous le fait ressentir avec force dans le travail qu’il poursuit depuis plusieurs années et dont une séquence de sept images en noir et blanc réalisées en 1989 est présentée ici2.

L’esprit du lieu
Ce qui est vide est pourtant poétiquement habité. Ce qui est visible est cependant rêvé. Ce qui s’offre au regard de tous, de façon contingente, est néanmoins ressenti comme le secret de chacun. Ce qui est dans le présent semble appartenir aussi au passé, et donc à la mort, comme les lieux préservés de nos souvenirs3.

Claude Baillargeon agit comme un poète arpenteur. Il parcourt la ville en quête de lieux architecturaux apparemment insignifiants où la lumière se fera complice. Lorsqu’il en décèle un, il s’approche, discrètement, ne voulant en aucun cas l’effrayer ou le brusquer. Il s’arrête, l’apprivoise et contemple, à l’abri du regard des passants, ces lieux oubliés.

Devant les images qui en résultent, le spectateur se plaît à imaginer une scène où serait jouée une pièce ayant pour uniques protagonistes l’ombre et la lumière. Rien ne se passe. Le temps semble suspendu. L’espace baigne dans un silence immuable. La matière frissonne.

Ces lieux, à l’instar de Walter Benjamin commentant les photographies d’Eugène Atget, apparaissent comme «un théâtre du crime». Un crime qui vient de se produire ou qui n’a pas encore été commis. Telle cette image angoissante d’un débarcadère rappelant un gibet ou encore celle d’un mur ressemblant à une pierre tombale sur laquelle aucun
Le champ d’investigation de Claude Baillargeon étant la ville, il photographie des lieux construits par d’autres, il pose un regard sur l’œuvre des autres. L’enregistrement instantané propre à la photographie lui permet de montrer ce que l’architecte ne peut prévoir : les altérations du temps, le vécu d’un lieu et les infinies variations de l’ombre et de la lumière. Réunies dans une même image, deux temporalités opposées, le temps long de l’architecture (durable et solide) et le temps court de la lumière (éphémère et fluide), viennent ainsi se télescoper.

Par le biais du cadrage, de la focale et du point de vue privilégié, le photographe manipule, interprète le lieu. Il découpe, isole et décontextualise une parcelle issue d’un tout homogène. Puis, par un travail sur les tonalités et une recontextualisation de ces fragments dans une série d’images, il transforme le sens premier de l’espace architectural pour y apporter une vision subjective.

Claude Baillargeon attache une grande importance à la maîtrise formelle et technique. Les éléments constituant l’image s’avèrent parfaitement ordonnés et équilibrés. Le traitement méticuleux du moindre détail rend la texture des matériaux presque palpable. Le spectateur semble pouvoir pénétrer la chair même des choses. La technique est perçue ici comme un support à l’expression de l’émotivité, comme son serviteur. Claude Baillargeon envahit le lieu et s’imprègne de son histoire et de ses qualités : ses odeurs, ses formes, ses matériaux. Il traduit par l’image autant la mémoire et la sensibilité du lieu que l’émotivité qu’il éveille en lui. Son propos n’est donc pas de montrer ni de démontrer, mais de suggérer, d’évoquer. Par un cadrage très serré et une vision rapprochée éliminant toute présence de ciel ou d’horizon, il crée, à partir d’espaces anonymes, des lieux intimes et clos.

L’ombre
Faire de la photographie, c’est faire d’abord l’expérience de l’ombre4.

Dans le hall d’entrée d’un immeuble règne un banc de marbre blanc. Plus personne ne le remarque depuis bien longtemps déjà. Posé là, rien, semble-t-il, ne pourrait venir perturber la lente tranquillité dans laquelle il est plongé. La lumière le caresse, fugitive. Autour de lui, les ombres bruissent.

La lumière montre; l’ombre, portée ou diffuse, cache. Les photos de Claude Baillargeon oscillent toujours entre ces deux termes : montrer/cacher. La lumière n’éclaire jamais l’espace entier. Certaines parties restent obscures: des ombres, inconnues, mystérieuses, qui nous fascinent, nous intriguent et nous attirent. Claude Baillargeon pousse à l’extrême les possibilités du procédé photographique. Il opacifie volontairement certaines régions de l’image par un travail à la prise de vue, au développement du négatif et à l’impression du tirage allant à l’encontre des règles traditionnelles5. Les coins et les côtés de l’image restent le plus souvent dans la pénombre, alors que des traces de lumière mettent en valeur certains éléments qui semblent méticuleusement sélectionnés.

En regardant ces photographies, nous comprenons rapidement que les ombres et ce qu’elles renferment sont tout aussi importantes que la lumière et ce qu’elle dévoile. L’ombre ne délimite plus seulement le dessin d’un objet produit par l’effet de la lumière. Elle s’émancipe et devient matière. Elle prend corps6.

Ce travail des ombres se retrouve dans de nombreuses œuvres de photographes contemporains7. Ce n’est plus, dès lors, le rapport au réel qui est questionné par divers dispositifs de mise en scène ou de travestissement, mais les valeurs intrinsèques de l’image, sa matière même : l’ombre8.

La recherche d’une «poétique des ombres» n’est peut-être encore qu’inconsciente chez Claude Baillargeon comme d’ailleurs chez beaucoup de photographes. Toutefois, elle me semble essentielle dans cette série de lieux incertains qui se lisent comme les portions d’un long poème, un poème des ombres et de la mémoire.

1 Dès les débuts de la photographie, le lieu, paysage ou architecture, occupe une place privilégiée. On met à profit sa valeur documentaire pour créer de vastes répertoires sur les beautés du patrimoine national. C’est ainsi que l’on retrouve, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des entreprises telles que la Mission héliographique, en France, l’United States Geological Survey et le Geological Surveys West of the 100th Meridian, aux États-Unis. Dans ce rôle, la photographie ne fait finalement que poursuivre une tradition qui remonte aux vedute (petites vues topographiques peintes du XVIIe siècle). Poursuivant cet héritage ou au contraire le transgressant, le lieu ne cessera, au cours du XXe siècle, d’être un sujet et une source d’inspiration privilégiés pour les photographes.

2 Ce portfolio fait partie de l’exposition L’esprit du lieu, présentée à la Galerie Vox du 29 mai au 27 juin 1993. On y retrouve aussi des œuvres de l’artiste Miki Gingras et de l’architecte Martin Gendron.

3 Lemagny, Jean-Claude, «Genius loci ou l’étendue rêveuse». L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art, coll. Essais et Recherches, Nathan, Paris, 1992.

4 Gunthert, André, «L’ombre ou la mémoire d’un corps», La Recherche Photographique, n » 11, décembre 1991, p. 34.

5 La tradition photographique veut que l’on expose pour les ombres et que l’on développe pour les hautes lumières. Ce traitement a la propriété de «déboucher» les parties sombres de l’image et de ne pas surexposer les zones fortement lumineuses. Claude Baillargeon effectue le processus inverse : il expose pour les hautes lumières, ce qui a pour effet d’accentuer les contrastes, de densifier l’image.

6 L’ombre, la pénombre, l’obscure sont, dans le réel, absence de lumière, vide, trou noir. En photographie, l’ombre est présence, solide : (…) sur le négatif comme sur le positif, le noir est toujours la trace d’un enregistrement de la lumière, le blanc ne fait que signaler l’absence de toute transformation du support – telle la marque laissée par le margeur aux bords de l’image. (André Gunthert, loc. cit.)

7 Je pense, par exemple, à des artistes aussi différents que Keiichi Tahara, Jun Shiraoka, Bernard Plossu, Raymonde April ou, dans ce même numéro, Nicholas Amberg.

8 Voir à ce sujet la revue La Recherche Photographique sur le thème de l’ombre, loc. cit. On peut aussi se référer à divers articles de Jean-Claude Lemagny parus dans L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art, op. cit., à qui, par ailleurs, ce texte doit beaucoup.


Né à Grenoble (France),Franck Michel vit au Québec depuis de nombreuses années. Il termine actuellement une maîtrise en étude des arts à l’Université du Québec à Montréal. Franck Michel est directeur de la Galerie Vox, un espace consacré à la photographie contemporaine, et est commissaire au Mois de la Photo à Montréal qui se tiendra en septembre 1993.

Claude Baillargeon vit et travaille à Montréal. Il a obtenu une maîtrise es arts en histoire, théorie et critique de l’art moderne en 1989 et une maîtrise en beaux-arts (photographie) en 1988 de la School of the Art Institute de Chicago. Récipiendaire de plusieurs bourses, il a participé à des expositions collectives au Québec et aux États-Unis. Il est adjoint du conservateur, division des collections, au Centre Canadien d’architecture et commissaire de l’exposition The Photographer as Architect: Photography in the Heroic Age of Construction, qui aura lieu au CCA en 1995. Claude Baillargeon écrit aussi sur la photographie et les photographes.