Bill Vazan – Mona Hakim, Carnet de voyages

[Printemps 1995]

par Mona Hakim

À bien observer les photographies fragmentées de Bill Vazan, on comprendra l’intention d’interroger les conditions mêmes du procédé de la photo et, par là, celles de la vision.

Conditions reliées à ce que Philippe Dubois nomme la « platitude » de l’image photographique, celle-ci « renforcée par la nature monoculaire du dispositif optique [et qui] donne de l’objet un point de vue unique1 ». « Le second trait spécifique qui caractérise l’index photographique, mentionne au préalable l’auteur, fait de celui-ci un objet-plan : à la fois plat, planaire et plaqué2 ». Chez Vazan, cette platitude de l’image est inexistante ou, à tout le moins, volontairement annihilée. Les figures semblent procéder d’une mise en relief, soumises à une inversion catégorique de la perspective monoculaire, c’est-à-dire ouvertes à une vision multiple. Nous ne sommes pas très loin ici de la sculpture, avec ses effets de volume, sa « physicalité » si l’on peut dire, alors que l’on sait à quel point la sculpture chez Vazan joue un rôle majeur à l’intérieur de sa production globale. La photographie, rappelons-le, ayant fait chez lui son apparition à la fin des années 60 afin de témoigner de ses projets de land art.

Que ce soit dans ses sculptures, ses dessins ou ses photographies, le contenu, en aucun cas, ne reste figé : décomposition du réel, reconstruction, vibration et mouvance formelles. Les lignes que l’artiste grave dans la pierre ou celles zigzaguant sur le papier des dessins tracent toutes un réseau de ramifications semblables à un système vasculaire ou à des relevés topographiques. Images polysémiques, non seulement dans une perspective formelle, mais aussi référentielle. L’histoire, l’archéologie, la topographie, l’ethnographie, la science, la cosmogonie s’entrecroisent et tissent une trame cristalline qui traverse le temps jusqu’à l’origine. D’où les signes primitifs qui émanent des pierres gravées et qui empiètent et se déploient sur le paysage actuel. D’où également l’effet de mobilité des objets dont les tracés internes semblent vouloir excaver la couche terrestre et s’étaler dans toutes les directions dans un système englobant et planétaire.

Cette traversée temporelle et spatiale, inhérente à ses sculptures extérieures, demeure, d’une part, tributaire d’une conscience environnementale, sociale et culturelle. L’intervention directe sur le paysage témoignant à la fois de la relation entre l’homme et l’espace qu’il occupe, et d’une prise de possession, voire d’une nouvelle mise en situation sur le site naturel. Le travail dans / sur le paysage contribue certes à réduire l’échelle terrestre à la mesure de l’intervenant, comme à apprivoiser un territoire et une architecture donnés afin de mieux les maîtriser. Or le land art est également une expérience sur la perception, sur le cadrage, sur les points de fuite du regard. C’est en cela que cette pratique s’apparente à la photographie et fait de cette dernière son prolongement. Philippe Dubois résume bien ce type de mécanisme structural : « La photographie, l’architecture, l’installation sont toutes des machines à voir, c’est-à-dire à façonner le réel, à le construire par un jeu de normes perceptrices, à le rationaliser par une mise en forme plus ou moins totalitaire3 ».

Dans les six photographies ici reproduites, Bill Vazan poursuit son observation et sa schématisation du monde environnant. Hormis Large Glass Globes et Haïda Canoë, les objets captés renvoient aux monuments sacrés, aux architectures gothiques ou de la préhistoire. Toujours le retour aux moments mythiques, la ré-actualisation des événements qui ont marqué le cours de l’histoire, le clivage temporel. Du point de vue formel, l’image se construit à partir d’une succession de plans fixes assemblés en mosaïque à même les planches-contacts. Assemblage que l’on pourrait comparer aux enfilades de points creusés dans le roc, issues des sculptures de l’artiste. Le contenu des photographies se voit ainsi morcelé, et les parties du tout subtilement déphasées. Contrairement à ce que l’on peut croire de prime abord, il ne s’agit pas d’une seule découpe de l’image, mais d’une combinaison de plusieurs prises. Chacune d’elles marquant un temps et un espace spécifiques. Opération de déconstruction et de reconstruction en plans saccadés, selon laquelle l’observateur se doit de raccorder les séquences. Mais aussi (et surtout) enregistrement du déroulement du temps par le biais de ces dits mécanismes de mouvement.

Par rapport à son travail environnemental, l’artiste a ici réduit son champ de vision. La multiplicité des points de vue étant cette fois générée au moment de la prise, c’est-à-dire directement sur la pellicule. Ce qui nous est montré dans sa globalité aurait dès lors bien plus à voir avec les maintes étapes de réalisation de l’oeuvre. Ne sommes-nous pas ainsi au coeur du discours sur le « photographique », quand celui-ci affirme ses découpes du réel, ses illusions de vérité, ses procédures de construction, de manipulation et d’articulation? Dans Palace of the Winds et Medusa/Apollo, les bandes repères des planches-contacts servant de quadrillage attestent d’ailleurs clairement le montage photo, le procédé, la technicité, « la contre-illusion ».

En réduisant son champ de vision, et malgré l’extrême rigueur de ses combinaisons géométriques, Vazan a néanmoins réitéré la sensation d’ouverture et d’éclatement propre à ses projets de land art. C’est précisément par sa composition tramée et par ses nombreux angles de vue que ses photographies ne peuvent être appréhendées d’une manière monolithique. Le regardeur a la nette sensation d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du sujet photographié, comme s’il éprouvait les circonvolutions du photographe derrière la caméra. Ici la photographie aiguise nos diverses perceptions du monde, développe nos facultés kinesthésiques, questionne notre orientation spatio-temporelle.

Pour mieux renforcer ses positions, Vazan s’appuie sur certaines pensées scientifiques, notamment en physique sur la théorie des superstrings. Modèle mathématique qui prétend à une représentation multidimensionnellc d’une particule élémentaire. Autrement dit, les différents angles d’un même objet présenteraient autant de formes distinctes. Dans Palace of the Winds, Medusa/Apollo et Large Glass Globes, on peut éminemment parler d’une rotation dans l’espace, contribuant à faire valser de tous côtés le regard du spectateur. Dans les termes de l’artiste, il s’agit d’images renversées impliquant l’idée d’une quatrième dimension. Large Glass Globes (reproduction du Grand Verre de Duchamp) opérerait pour sa part une triple rotation dans l’espace en transposant le sujet saisi en un double demi-dôme (ou double pupille d’une vision binoculaire) de manière à créer l’illusion, par jeu associatif, d’un globe unique. Vazan fait ici un clin d’œil au génie de Marcel Duchamp, dont l’œuvre aura été nettement influencée par les recherches scientifiques, notamment concernant les notions d’inversion, d’illusion et de mouvement.

Haïda Canoe, Why? et Kailasa Temple se veulent pour leur part plus graphiques, scripturales. Dans la première, les images de scènes amérindiennes profilent le mot Exxon en guise de commentaire social sur la présence-pouvoir des compagnies pétrolières en territoire des premières nations. Sous l’aspect d’une signature arabe, le mot Why?, quant à lui, éclôt à même les motifs du tombeau égyptien de Ramose. Dans Kailasa Temple, les bras de la déesse se démultiplient en s’ouvrant en éventail, simulant une représentation figurée du son om, symbole par excellence de la divinité et du souffle créateur. L’image d’écriture poursuit en toute logique la calligraphie des pierres gravées et des empreintes au sol rattachées au travail sculptural de Vazan. L’écriture en tant que trace, ou mieux, en tant que trace d’images à lire, au même titre que les plans-séquences à décrypter. Dans les termes de l’artiste, il s’agit de tracer l’image par l’entremise d’un « stylo à vue ».

On pourrait sans contredit comparer la production de Vazan aux impressions décrites par Philippe Dubois à propos de la photo aérienne. Pratique dont l’auteur se permet fort judicieusement un rapprochement avec le mouvement « suprématiste » (Malevitch) dans sa conception d’un « espace nouveau », « irrationnel », « universel », « flottant », « tournant ». « Une vue aérienne n’a littéralement pas de sens, affirme Dubois. On peut la regarder de tous les côtés, elle est toujours cohérente. C’est le point de vue suspendu et mobile [„.]4 ». Dans les photographies de Bill Vazan, les horizons courent dans tous les sens. Son propre nomadisme ne trace-t-il pas les lignes de force d’une perspective éclatée? Ses œuvres en forme de puzzle ne tentent-elles pas de rationaliser à la mesure de l’homme la formation de l’univers et d’extrapoler à la fois les limites de notre champ visuel?

1 DUBOIS, Philippe. L’Acte photographique, Paris, Éditions Nathan, 1990, p. 97.

2 Idem, p. 96.

3 Idem, p. 254-255.

4 Idem, p. 231-232.

Ayant d’abord vécu à Toronto, Bill Vazan est installé à Montréal depuis déjà fort longtemps. Au Canada, c’est l’un des artistes les plus remarquables de sa génération. Le land art est le fondement et le prétexte de toute sa pratique artistique, l’utilisation d’autres médiums – dont la photographie – étant alors le moyen de commenter et de poursuivre sa démarche.

Critique et essayiste, Mona Hakim est une spécialiste de l’art contemporain montréalais et connaît bien, de surcroît, l’œuvre de Bill Vazan. Mme Hakim a collaboré au quotidien Le Devoir et écrit maintenant dans de nombreuses publications d’art actuel au Canada.