Denis Farley, Calibrated Presence – Élisabeth Recurt, Paysages étalonnés, « De la fixité de nos repères » (Extraits)

[Printemps 1999]

Le projet in situ Calibrated presence a pris forme en mai 1998 à Toronto dans le contexte de Contact 98, un événement photographique à travers les galeries torontoises. Parrainé par la galerie Stephen Bulger, rien de plus ne l’identifiait dans le programme de l’événement.

Inspiré de l’instrument communément appelé GPS (Global Positioning System) qui permet de savoir en tout temps et en tout lieu notre position relative, j’ai tenté une expérience de positionnement à travers la ville : une silhouette grandeur nature, parée de carreaux rouges et blancs, se rencontrait ici et là tout au long du parcours de Contact 98. Cette intervention, dans treize sites extérieurs, m’a permis d’approcher un public nouveau et diversifié tout en conservant une relation privilégiée avec le public plus averti qui hante habituellement les galeries et les musées.

L’élaboration de mon concept de GSP (Global Standard Presence) fait allusion à la relation entre «échelle humaine» et «paysage urbain», relation que l’on prend pour acquise. Dans le haut du dos de cette silhouette, circonscrites dans un carré d’environ 12cm de côté, s’inscrivent en petit caractère les définitions de standard et presence. Symbiose de sens entre l’humain et le signe, jeu de mots, jeu d’images au sens propre et figuré, jeu sémiologique entre le signe enseigne et le référent humain, cette intervention possède un caractère universel. Bien que cette silhouette apparaisse de dos, en position debout, droite, statique et posée, presque neutre, elle possède néanmoins un genre : masculin… Son identité reste la même d’un endroit à un autre mais en tant que telle, elle reste inconnue du public.

J’ai l’intention de répéter ce type d’intervention dans différentes villes ainsi que de produire une suite d’images photographiques et vidéographiques relatant chacune de ces expériences. Une de ces prochaines interventions aura lieu à Montréal en septembre 1999.

par Élisabeth Recurt

«La poursuite des formes n’est qu’une poursuite du temps, mais s’il n’y a pas de formes stables, il n’y a même pas de forme du tout.»
— Paul Virilio, Esthétique de la disparition.

De son regard, elle scrutait le paysage.
«Il se joue de moi», pensait-t-elle.
Depuis un bon moment déjà elle avait entamé sa recherche. Elle ne se rappelait plus si cela venait de lui ou si elle était elle-même l’instigatrice de ce jeu… ce n’était plus guère un jeu.
Souvent c’était un manque qu’il lui fallait combler. Il lui fallait se rassurer, se repérer. Il existait bien, quelque part, elle l’attendrait.
Il finissait toujours par se révéler. Mais parfois l’attente était si longue qu’elle s’y consumait. Une attente lente et tranquille qui se transformait peu à peu en inquiétude lancinante. Fébrile, son regard se fatiguait jusqu’à douter. N’était-ce qu’une hallucination, un mirage ? Il apparaissait si infime à l’horizon ou dissimulé dans un inextricable désordre de branchages, à l’ombre d’un coin de rue…
Elle n’était jamais complètement certaine de sa vision.
Elle fermait les yeux. Lorsqu’elle les rouvrait, il était encore là.
Parfois, avant même de le localiser, elle l’avait senti, ce n’était pas une prémonition, non, ce n’était pas de cet ordre là, c’était plus puissant que cela. Un aimant, une attraction irréfutable, impossible de s’éloigner. Ses yeux vagabondaient, tournoyaient, erraient, se reprochant l’incapacité du repérage immédiat malgré la certitude de la proximité.
Soudain, tout son corps était happé, l’aimant.
En une fraction de seconde sa pensée partait le rejoindre. Elle se fixait à ses côtés. Par imagination, elle avait déjà pris sa place, regardait les alentours de son point de vue à lui.
Alors elle comprenait.
Le paysage lui appartenait. Jusqu’à perte de vue.

La montagne ne semble exister que par cet indice, le lac n’a plus de stagnance, d’horizontalité que par lui, le réservoir n’a de rondeur que par lui.
La mesure de l’espace tout autour, la longueur de la route, la hauteur du pylône, la profondeur de carrière. Indice permettant l’ordonnance.
Par lui, la forêt se divise, le lac se tranche en deux. Tout se recrée autour, à côté, en bas, en haut, devant, derrière.
Indice de l’espace mais aussi du temps qui passe.
La marche pour se rendre jusqu’à lui. Le trajet pour en revenir.
Distances franchies, minutes écoulées, heures et jours déroulés, j’entends encore le bruit des gravillons sous le freinage des pneus, le dernier virage à droite avant de garer ma voiture devant chez lui, devant la petite maison blanche. Vingt quatre minutes de trajet. Parfois vingt cinq. Et les volets s’ouvrent, battent au vent, son visage se tend, je me penche sur le volant pour l’apercevoir au second étage. Sortir de l’auto, en claquer la porte, faire quelques pas et marcher jusqu’à la maison. Vingt six minutes et quelques secondes encore pour apercevoir son ombre à travers le voilage de la vitre. Poser un pied devant l’autre, continuer à compter jusqu’à perdre la notion du temps pour trouver celui qui nous est propre.

Banlieues évasives, terrains vagues, oubliés, pourtant grillagés, visiteur insolite, bicyclette couchée sur le flanc, verrou sur l’oubli, interdit de passage.
Voies ferrées d’une adolescence errante, blancs de mémoire rafraîchis d’une soudaine émergence de senteurs difficilement identifiables. Peu à peu effluves d’essence, de charbon, de fer rouillé. La maison, plus loin, dont on s’échappe encore et toujours pour explorer les cours d’usine, les voies sans issue et suivre la voie ferrée dans l’espoir d’un point d’horizon rapproché, atteignable. Mines à ciel ouvert.
Paysage scindé, coupé, mesuré, fractionné, divisé, sectionné, segmenté. Silhouette dans les poussières de ville, homme standard parmi les standards, tant de règles, appareils et systèmes normatifs conçus à notre échelle et nous-mêmes échelle parmi les échelles, se conformant aux structures du matériel. Corps, terre, acier.

Usines, containers, grues, métal. Ciel de pluie, réservoirs abandonnés, rebuts industriels, asphalte grugée, ciments et bosquets de fortune.
Dans l’humidité ambiante ou la transparence de l’air frais, au fin fond du parcours, microcosme nous rappelant cette fragilité du passage, chemin frayé au cœur des folles proportions du monde.
L’échelle réelle et puis celle de l’imaginaire. L’échelle réduite de toute une vie. La mémoire en folie.

Sur un napperon blanc très ordinaire, un peu dentelé sur les bords, un simple napperon de restaurant, il avait dessiné sa vie. Ses parcours. La carte de l’Amérique était quelque peu déformée mais il y avait tracé les principaux points d’ancrage, les routes les plus souvent empruntées ou les plus marquantes… La trajectoire partait du Connecticut, où il avait vu le jour, pour s’arrêter dans l’Ohio, cinquante ans plus tard. Mais ceci en traversant je ne sais combien d’États du centre et de l’ouest des États-Unis, les pays d’Amérique latine et nombre de campagnes chiliennes et péruviennes. Aujourd’hui, elle regardait ce napperon épinglé au tableau de liège de son bureau. Un trésor pour elle qui ne l’avait pas connu lors de toutes ces pérégrinations. Elle parcourait agréablement et en toute sécurité les routes qu’il avait jadis empruntées. Chaque lettrage de lieu apparaissait de grosseur différente. Plus le nom de la ville était en gros, plus il y était resté longtemps. Lorsqu’un cœur l’entourait, il y avait partagé sa vie avec un être plus que cher. Pour elle, ces repères lui disaient le temps, l’importance des gens, l’espace. Lorsque la route était zigzagante, elle savait qu’il avait hésité à choisir cette destination. Tout au contraire, certaines lignes étaient on ne peut plus directes, droites, convaincantes, par exemple Santiago-New-York. «Il était temps de rentrer» avait-il laissé tomber en la décrivant de sa mine de plomb.
Elle se demandait seulement s’il traçait en ce moment une autre carte dans un autre restaurant pour une autre qu’elle. La route qui avait su le mener jusqu’à elle, la traçait-il d’un seul trait, bien incisif, indélébile ? Elle aurait tant voulu imaginer une ligne fixe, forte, déterminée.

Déterminé, vertical, radical, figé, il s’élève, prenant peu à peu racine, pointant vers le ciel, symptomatique trait d’union entre évanescence et matière.
Besoin de repères. De fixité.
Il s’élance. Traverse la scène en diagonale, sort, revient, triples pirouettes,  grand jeté. Et tout à coup, plus rien ne bouge. Pas l’ombre d’une palpitation, d’un tremblement. Figé, il s’ancre au sol. Appuyé sur une seule jambe, le bras droit tendu vers l’audience, le cou d’acier, la tête haute. Là, demain soir et encore pour seize autres soirées il s’arrêtera net.
Précisément face à l’interstice entre deux violoncellistes de la fosse d’orchestre. Précisément à trois larges enjambées du rideau de coulisse. Frôlant le déséquilibre, il trouve pourtant en ce point exact sa justesse, sa pertinence, sa force. C’est là, en ce point, que chaque soir il entend le public respirer. C’est à ce moment exact que le contact, le premier vrai contact se fait.
Il ignore tout des heures passées, des répétitions, des blessures, du temps, de la saison, des contingences de la vie du dehors.
Dans cette salle, il n’y a plus que lui et eux.
Chaque soir il tracera cette même trajectoire, trouvera le même angle. Instinctivement, il s’immobilisera à la fraction de seconde près, à la fraction de centimètre près.
Point de fuite de tous les regards, repère dans le foisonnement des décors.

Figure qui ordonne, fixe, range, proportionne, échelonne, gradue, répartit. Marquage dans l’environnement trop flou, vaste, désordonné, parfois incohérent. Marquage nommant la réalité des éléments, leur consistance, le poids des choses.
Le ciel pèse. Il nous écrase, lourd d’humidité. Et tout autour du signal rouge et blanc, la terre s’évade, se détend. Elle s’enfuit, se dérobe sous les pieds. Seule la figure s’accroche, reste, signe le panorama. Elle est notre respiration.
Entre ce point d’ancrage et moi, espace de cent pas, de mille pas, espace qui s’étire à mesure que je le trace.
Repère dans le champ visuel. Plus de mouvance, respiration, décélération. Plus de ce temps fugitif impossible à rattraper.
Longtemps marcher, allonger le pas, errer, tâter, deviner, chercher le point stratégique, celui qui nous offre le positionnement idéal, l’interstice dans lequel s’insérer devient vital.
Presqu’insensible, aussi léger qu’un souffle, motif naissant à l’ombre des réservoirs abandonnés, léger comme un souffle, oui, presqu’imperceptible mais ancré, bétonné, enraciné, semblant indélogeable.
Doté d’une illusoire permanence.

Denis Farley vit et travaille à Montréal. Depuis le début des années 1980, son œuvre a été vue dans de nombreuses expositions paticulières et de groupes au Québec, au Canada et en France. La série des Paysages étalonnés, publiée dans ce numéro, fait partie de l’exposition Denis Farley et Nathalie Roy : Du compagnonage, qui a été présentée au Musée de Rimouski cet hiver et que l’on pourra aussi voir au Musée d’art contemporain de Montréal du 3 juin au 5 septembre 1999.

D’origine française, Elisabeth Recurt enseigne l’histoire de l’art au collège Maisonneuve. Artiste multidisciplinaire, elle oriente son travail de plus en plus vers l’écriture théorique et fictive. Elle collabore régulièrement pour diverses revues d’art (Espace, ETC Montréal, Parccours,…).