À l’échelle du monde

[Hiver 2001-2002]

par Jacques Doyon

Les travaux réunis ici paraîtront, au premier abord, aux antipodes les uns des autres. Ils s’intéressent à des sujets très différents, qu’il s’agisse d’architecture monumentale (Carl Zimmerman), de l’univers des collectionneurs (Veli Granö), ou des ruines et déchets de notre société de consommation (Ramona Ramlochand).

De même, leurs moyens plastiques, leurs modes de mise en images, sont extrêmement contrastés. Zimmerman crée, d’abord sous forme de maquettes, des espaces architecturaux imposants qu’il photographie et présente ensuite sous forme de photographies évoquant des images plus anciennes. Granö, de son côté, photographie des collections d’objets de tous genres (du bibelot jusqu’au wagon de train, en passant par les menottes et les enregistrements sonores) disposées autour des collectionneurs qui les ont assemblées. De cette série se dégage une étrange impression d’hébétude, comme si ces gens étaient absents de leur propre vie. Enfin, le montage numérique de Ramlochand, avec ses couleurs exacerbées, offre le panorama d’un monde accumulant les débris derrière un environnement refait de toutes pièces pour les besoins du tourisme et des loisirs.

On peut toutefois considérer tous ces travaux comme des sortes de portraits, comme les représentations d’une identité tant individuelle que collective, tant humaine que sociétale. Carl Zimmerman considère ses images comme des portraits, ainsi que nous le rappelle Robin Metcalfe, et nous incite ainsi à les lire en référence à des lieux, des architectures et des villes bien réelles. Les images de Granö, quant à elles, sont des portraits de type relativement classique avec leurs personnages caractérisés par l’ensemble des objets qui les entourent… mais elles sont aussi des représentations de ces systèmes d’objets, de ces « cosmologies » qui semblent définir leurs créateurs jusqu’à les happer hors du monde. Chez Ramlochand enfin, le portrait ne peut être que celui, générique, d’une société, d’une époque, aux prises avec l’éclatement de ses valeurs et une mouvance des identités.

Ces œuvres tendent ainsi à « faire des mondes », selon l’expression de Nelson Goodman lui servant à qualifier toute démarche, scientifique comme artistique, qui vise à créer un système de signification ayant une portée sur le monde. Les « fictions » de Carl Zimmerman se donnent ainsi comme autant de points de repère (Landmarks) au sein du paysage symbolique actuel. À l’encontre des architectures monumentales longtemps conçues comme incarnations du pouvoir ou comme symboles d’utopie, ses modèles fictifs « réalistes » constituent des contre-exemples, des images d’un monde et d’un système disproportionnés et écrasants. Les différentes cosmologies tangibles que créent les collectionneurs de la série de Veli Granö représentent des tentatives de ramener le monde à une échelle plus facilement saisissable et de le soumettre, ne serait-ce que sous forme sublimée, à un certain ordre. Elles sont aussi des moyens de réhabiliter des objets trop vite déchus et, en quelque sorte, de ralentir l’écoulement irréversible du temps. Enfin, le panorama de Ramona Ramlochand s’offre comme un parcours, une volonté de faire sens à partir de la profusion de détails et d’images d’un monde en kaléidoscope. Une démarche à faire et à refaire constamment…