Emmanuelle Léonard, Les travailleurs – Anite de Carvalho

[Été 2002]

Dans le cadre de l’exposition La vie en temps réel. Mode ralenti.
Espace Vox, du 22 mars au 26 mai 2002

Les pratiques artistiques participatives des années soixante et soixante-dix ont donné naissance à des projets de création où l’artiste s’entourait de multiples collaborateurs pour la réalisation de son projet, tout en demeurant au cœur de la production de l’œuvre. En 1970, le Québécois Maurice Demers demandait ainsi à des travailleurs et travailleuses de participer à la réalisation d’un environnement artistique simplement intitulé Travailleurs. L’ère était à la protestation sociale par le biais d’un art émancipateur. Le projet photographique d’Emmanuelle Léonard pose, quant à lui, un regard critique sur le monde du travail, en donnant à voir les lieux où œuvrent les membres d’une communauté, sans pour autant prétendre opérer un changement social. Ces deux pratiques ont en commun de créer un réseau de coopération pour la réalisation d’un projet artistique.

De mars 2000 à juillet 2001, Emmanuelle Léonard a ainsi contacté une cinquantaine de travailleurs et travailleuses de divers secteurs d’emploi et leur a demandé de photographier leurs lieux de travail à un moment de la journée où ils étaient déserts. Guidée par des statistiques du gouvernement du Québec sur l’emploi pour l’année 1999, Léonard a retenu les seize secteurs d’activité officiels des corps de métier et y a ajouté, pour une image plus complète de la réalité, des activités sociales telles que femme au foyer, prostituée et chômeuse. L’artiste a prêté à chacune des personnes choisies un appareil photographique automatique chargé d’une pellicule couleur ; elle a ensuite développé les photos et en a expédié une copie à chaque auteur-e. L’objectif était de produire la matière première d’une banque d’images.

La collaboration de toutes ces personnes à la réalisation du projet leur accorde un statut de coauteur-e-s. Chaque participation individuelle ne fait toutefois apparaître l’objet d’art que partiellement. De ces regards singuliers émergent des images symboliques des lieux réels qui encadrent leurs vies, des lieux habituellement absents des albums-souvenir de photos. Ces documents photographiques relèvent parfois aussi de mises en scène d’objets appartenant à l’environnement de travail, théâtralisation teintant de ludisme certaines des images. La photographie s’éloigne alors de « l’unicité de sa présence au lieu1 », mais elle trace néanmoins l’ici et maintenant de l’appartenance individuelle au monde et cette empreinte de la fugacité du temps matérialise le geste créatif de l’individu.

L’artiste, de son côté, conçoit le projet, devient coordonnatrice d’une expérience commune et fait apparaître l’œuvre d’art finale. Si elle n’assume pas, à prime abord, le rôle principal de photographe, elle seule décide toutefois de l’avenir des images, de leur assemblage et de leur mode de diffusion. Et elle s’assure de préserver ces prérogatives en faisant au préalable signer des contrats pour l’utilisation ultérieure des photographies. De plus, en voulant respecter les données initiales de son projet documentaire, elle prend elle-même des clichés de l’extérieur des immeubles de deux entreprises privées, General Motors et Merck Frosst, qui avaient décliné sa demande, clin d’œil ironique évoquant l’absence de coopération de ces entreprises, sous le prétexte du « secret industriel ».

Le résultat de cette coopération se matérialise lors de deux moments de diffusion distincts et autonomes. La première manifestation s’inscrit dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal, en septembre 2001, et prend la forme d’un journal intitulé Dans l’œil du travailleur. Le journal constitue une manière hors du commun de mise en circulation d’un projet photographique empruntant aux médias de masse. Avec un tirage de sept mille exemplaires, le journal est notamment diffusé dans les rues de Montréal par des camelots bénévoles. Le deuxième moment de diffusion – la série de photographies intitulée Les travailleurs – s’inscrit dans le cadre de l’exposition La vie en temps réel2, à l’Espace Vox.

Loin de l’atelier d’artiste, sauf pour les tirages finaux, les gestes matérialisant ce projet relèvent de l’espace social réel et présent, à la fois public et privé. Le projet d’Emmanuelle Léonard s’inscrit dans des parcours et des déplacements corporels concrets dans la ville, cet espace inhérent à la démarche et à l’œuvre. L’artiste crée des liens avec des individus dont la fonction sociale convoque le lieu et donne un sens à l’image. Ces dimensions de rencontre et de coopération, ainsi que leur scène urbaine, ne se donnent pas à voir directement dans l’œuvre finale ; elles en sont pourtant les composantes fondamentales.

1 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », L’homme, le langage et la culture, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1971, p. 141.

2 L’exposition La vie en temps réel. Mode ralenti, sous le commissariat de Marie-Josée Jean, présentait aussi les travaux de Rodney Graham, de Vincent Lavoie, de Klaus Scherübel et de Jana Sterbak.