Pascal Grandmaison, Portraits – Christine Bernier, Cet autre regard du portrait

[Automne 2004]

Le travail photographique et vidéographique de Pascal Grandmaison est souvent défini comme renouvelant le concept même du portrait.

Ce texte montre comment la nouveauté des portraits de Grandmaison se situe davantage dans les dispositifs d’exposition qu’il met en scène que dans les modes de représentation dont il use. Certaines caractéristiques de ces portraits, telles que la pose statique et l’absence d’expression du regard, correspondent aux définitions du portrait traditionnel. Par contre, la mise en scène des œuvres de Grandmaison, qui utilise le spéculaire, la répétition et le vide de l’espace, crée une expérience singulière dans la relation du spectateur au portrait.

par Christine Bernier

Bien que l’artiste soit encore jeune, le travail de Pascal Grandmaison a déjà fait l’objet de nombreux commentaires qui le caractérisent souvent comme « renouvelant le concept même du portrait1 ».

À propos de ses œuvres photographiques et vidéographiques, Pascal Grandmaison considère pour sa part que « le portrait semble être un bon indicateur pour saisir les particularités d’affinités collectives2 ».

La question qui se pose ici concerne l’art actuel, tout comme le portrait « traditionnel » : en quoi les images de Pascal Grandmaison renouvellent-elles l’idée de portrait ? Car il n’est pas certain que la « nouveauté » (à supposer que l’esprit critique de notre époque soit encore attaché à cette notion de nouveauté) des portraits de Grandmaison se trouve dans les modes de représentation qu’il utilise. Je souhaite montrer que cette nouveauté se situe davantage dans les dispositifs d’exposition qu’il met en scène. Pour expliquer cela, nous reverrons d’abord ce qui définit, ontologiquement et historiquement, le portrait traditionnel, afin de cerner ce à quoi ce « concept » de portrait correspond.

Le regard et l’absence d’expression
On doit se référer ici à Jean-Luc Nancy qui a récemment publié un livre important sur le sujet : « Un portrait, selon la définition ou la description commune, est la représentation d’une personne considérée pour elle-même3 ».  Le portrait est donc, par définition, une œuvre organisée autour de la figure elle-même, ce qui exclut toute autre scène ; et cela implique forcément que le portrait « doit être – et faire – l’impression d’un sujet sans expression4 ». Cette dernière remarque nous intéresse parce qu’elle rejoint directement ce qui est considéré comme un des aspects « nouveaux » des portraits de Grandmaison. En effet, on a beaucoup insisté (avec une grande justesse, d’ailleurs) sur l’absence d’expression dans le visage des sujets portraiturés par Grandmaison : leur attitude est neutre, indifférente, leur regard est vide, ou tourné « vers l’intérieur », bref, l’artiste nous les présente selon le mode de « l’inexpressivité5 ».

L’œuvre Waiting Photography est constituée d’une série de portraits : des hommes et des femmes jeunes, présentés sur un immense fond neutre, le regard inexpressif, qui prennent la pose de manière statique dans l’attente du cliché photographique. Selon Pascal Grandmaison : « Pour eux, prendre la pose signifie prendre un bref moment pour se dire « où j’en suis en ce moment6 ». Cette série de portraits, souvent considérée comme « un portrait de génération impersonnel », reconduit certaines stratégies d’absence d’expression du sujet, mises en avant dans d’autres œuvres de Grandmaison, comme Spin et Solo : ces deux vidéos ne nous montrent que des fragments de corps. Dans Spin, on ne voit que les yeux, mais ce regard est objectivé, dépersonnalisé, regardant un ailleurs qui nous exclut ; Solo, de manière similaire, ne nous offre qu’une partie du corps des musiciens, tantôt leurs mains sur un instrument, tantôt leur attitude de concentration sur la musique qu’ils jouent en solo. Chez Grandmaison, le regard du sujet portraituré est toujours absent pour nous, spectateur, car il est impossible d’y plonger notre regard pour tenter de nous y reconnaître. Or, ces regards concentrés des modèles, absorbés en eux-mêmes, correspondent tout à fait à ceux du portrait peint depuis le XVIIe siècle. Et, dans le portrait traditionnel, comme le rappelle Nancy, le regard du sujet est sans expression, toujours tourné vers l’intérieur : « Avant toute autre chose, le portrait regarde : il ne fait que cela, il s’y concentre, il s’y envoie et il s’y perd7 ».

À propos de Waiting Photography, on a déjà commenté les enjeux de cette élimination des signes d’expression du sujet portraituré, qui fait référence aux portraits de l’artiste allemand Thomas Ruff8. Les portraits photographiques de Ruff présentent le visage de gens anonymes qui évoquent pourtant une certaine familiarité, en raison de l’usage du gros plan et du grand format. De fait, seuls les amis de l’artiste font partie du petit groupe social portraituré. Ces modèles s’offrent (comme chez Grandmaison, d’ailleurs) de manière absente, mais avec un abandon qui suggère la confiance.

La société de consommation
Dans le contexte de l’histoire de l’art, les portraits de Thomas Ruff ont attiré l’attention sur la scène internationale parce qu’ils ont repositionné le portrait selon des perspectives plus « traditionnelles ». Ils peuvent aussi, comme l’a montré Benjamin Buchloh9, être considérés comme une démarche en réaction à celle adoptée par Andy Warhol avec ses portraits de célébrités. Attardons-nous à cette question, car l’œuvre de Warhol, avec tous ses renvois à la société de consommation, constitue une référence importante pour Pascal Grandmaison. Cette source d’« inspiration » n’est pas d’ordre formel, on s’en doute, mais il n’en demeure pas moins que le portrait, tel que l’a renouvelé Warhol, rompait déjà avec l’idée d’expressivité du sujet. Traité par Warhol, le genre apparaît vidé non seulement de toute individualité dans la virtuosité, mais aussi de tout résidu d’intériorité et d’intimité. Les traces d’un naturalisme psychologique qui pourraient livrer au regardeur la promesse d’un sentiment du soi et de la différenciation subjective ont été transférées au registre de l’apparence spectaculaire (et dépersonnalisée) de la star ou de la figure publique. En effet, selon Buchloh, la dialectique de la séduction et de la déstabilisation, qui constitue la logique de la consommation, est incarnée dans les portraits de Warhol qui posent constamment la question de la dimension sociale et publique de la subjectivité.

Je préciserais en ajoutant qu’ils soulèvent la question des relations communicationnelles, et c’est aussi de cette manière que nous pouvons définir un des enjeux principaux de l’effacement de l’identité dans les portraits de Pascal Grandmaison. Selon l’artiste : « L’expression du moi est alors distillée au profit d’une identité et d’un sentiment collectifs : le désarroi produit par l’incertitude, le confinement dans la solitude, la nécessité de consommer, les pressions de productivité… ces œuvres miment souvent des comportements sociologiques soumis aux promesses de bonheur et de réussite proposés dans la publicité10 ».

Ainsi en est-il de l’œuvre Sleep 2, qui nous livre des « portraits » parodiant les poses de figures publicitaires : « Faux casting d’une publicité de sacs de couchage, la vidéo met en scène le produit ainsi qu’une quinzaine de personnages, attendant avant le tournage ou jouant « l’action » de dormir. Réflexion sur la production, la consommation et la médiatisation, l’absurdité y est telle que les personnages, inactifs, produisent quand même11 ».

Le vide
Le portrait serait donc, par définition, une œuvre organisée autour de la figure elle-même, et qui exclut toute autre scène. La « scène » est ici entendue dans le sens de « narration », « récit », mais aussi dans celui de « décor » ou « arrière-plan ». Pour cette raison, comme le remarque Nancy, derrière tout portrait, il n’y a, idéalement, que le vide.

Avec Près des parcs, une œuvre plus ancienne, Grandmaison nous présentait ses modèles devant des espaces verts. Rappelons qu’une personne portraiturée n’est jamais photographiée à son insu : elle adopte toujours une pose, à la demande de l’auteur de l’image. Cependant, dans Près des parcs, la pose, remarquablement statique et toujours la même d’un sujet à un autre, dénaturalise radicalement tout rapport qu’entretiendrait la figure avec ces parcs à l’arrière-plan ; de plus, elle neutralise toute scène (toute narration), que pourrait se faire le spectateur. La scène (le parc) n’a ici aucune valeur de contextualisation du sujet photographié et finalement, pour l’observateur, seuls comptent cette pose et les effets de sa répétition.

Le vide comme absence de contextualisation naturaliste revient dans Solo, où chaque musicien est isolé des autres. C’est aussi sur le vide qu’est fondé ce temps suspendu dans l’attente qui structure toute la trame anti-narrative de Sleep 2 et qui donne son titre à l’œuvre Waiting Photography.

Waiting et Solo sont les œuvres où l’artiste pousse à l’extrême cette logique du vide. Dans Waiting, les figures prennent la pose devant un fond si grand, si neutre, qu’il fait radicalement l’effet de vide : lorsque nous regardons ces sujets photographiés, nous nous retrouvons face à cette surface vide devant nous, qui est aussi le vide derrière eux. Cette position dans laquelle est placé le spectateur crée un effet spéculaire, c’est-à-dire l’impression de se retrouver face à un miroir. Et justement, pour l’installation de Solo, Pascal Grandmaison a placé sa vidéo de portraits de musiciens dans une petite salle adjacente à une très grande salle vide, où seul un immense miroir avait été ajouté. Le spectateur, se retrouvant face à son propre reflet, ne peut que méditer sur son rapport aux sujets qui lui sont présentés, qui lui sont exposés, dans cet espace. Mais cet espace ne livre ni le sentiment du « soi », ni l’appréhension de « l’autre » ; c’est un espace qui ne place pas le spectateur dans le centre utopique de la saisie de l’identité, mais plutôt dans ses marges, vers l’extérieur. Et c’est là que se dégage un aspect important de la troublante originalité du travail de Pascal Grandmaison : il met en exposition, littéralement, cette extériorité du sujet à laquelle se heurte tout spectateur d’un portrait.

1 Voir, par exemple, le communiqué de la Ville de Montréal annonçant le prix Pierre-Ayot (novembre 2003) (ville.montreal.qc.ca/culture) et le communiqué de la Galerie Séquence (janvier 2004) (sequence.qc.ca/artistes/grandmaison).

2 Pascal Grandmaison, site web : pascalgrandmaison.com/home/menu/demarche.

3 Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 11.

4 Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 14.

5 Voir Jérôme Delgado, La Presse, 8 décembre 2002, Marie-Ève Charron, Le Devoir, 28-29 décembre 2002 et Bernard Lamarche, Le Devoir, 6-7 septembre 2003.

6 Pascal Grandmaison, site web : pascalgrandmaison.com.

7 Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 72.

8 Jean-Claude Rochefort, « Pascal Grandmaison : peaux compulsives », Spirale, septembre 2003, p. 54-55.

9 Benjamin Buchloh, « Residual Resemblance : Three Notes on the Ends of Portraiture », dans Face-Off. The Portrait in Recent Art, ICA, University of Pennsylvania, 1994, p. 53-69.

10 Pascal Grandmaison, site web : pascalgrandmaison.com/home/menu/demarche.

11 Communiqué de la galerie Séquence, janvier 2004 (sequence.qc.ca/artistes/grandmaison).

Né en 1975, Pascal Grandmaison vit et travaille à Montréal. Son travail récent a fait l’objet de plusieurs expositions individuelles, au Canada de même qu’à l’étranger (Lyon et New York), et a été inclus dans plusieurs expositions collectives, dont Soundtracks qui a circulé au Canada. Ses œuvres vidéo ont été présentées dans plusieurs festivals et biennales (Italie, Angleterre, Allemagne, Portugal, Suisse, Canada). Pascal Grandmaison est représenté par la Galerie René Blouin, à Montréal.

Christine Bernier est titulaire d’un doctorat en littérature comparée et d’une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal. Responsable de l’action culturelle au Musée d’art contemporain de Montréal, elle enseigne au Département d’histoire de l’art et d’études en communications de l’Université McGill. Elle a publié, en 2002, L’art au musée. De l’œuvre à l’institution, aux éditions L’Harmattan, dans la collection « Esthétiques ».