Jeff Wall – Cyril Thomas

[Printemps 2006]

Tate Modern, Londres
du 21 octobre 2005 au 8 janvier 2006

La Tate Modern Gallery de Londres est le second espace accueillant la rétrospective de l’artiste canadien Jeff Wall. Cette exposition débute à l’extérieur des salles avec les huit caissons lumineux des Young Workers (1978-1983) avant d’immerger complètement le spectateur dans l’œuvre photographique. Réduite d’une vingtaine d’œuvres par rapport à la version suisse du Schaulager à Bâle, la rétrospective offre cependant un condensé cohérent de la carrière de Wall et compense notamment les œuvres absentes par un documentaire filmique et un cédérom ouvrant sur un rapport dialogique entre la production littéraire1 et les photographies.

Ces manques deviennent matière à réflexion. En effet, l’exposition londonienne occulte son ouvrage Landscape Manual de 1976, pour amorcer la rétrospective avec sa troisième œuvre, celle qui le fit connaître au grand public, The Destroyed Room en 1978. La composition de cette dernière renvoie à La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix. Wall explique clairement sa démarche : « C’était important de filtrer The Destroyed Room à travers cet autre tableau parce que […] je cherchais à délimiter mon espace en signalant les orientations et les problèmes historiques qui avaient de l’importance pour moi2 ». En convoquant des figures emblématiques de l’histoire de l’art comme Delacroix, ou un tableau comme le Déjeuner sur l’herbe de Manet pour l’œuvre The Storyteller (1986), Wall3 met à l’épreuve les mécanismes référentiels en les intégrant dans des compositions monumentales qui actualisent les peintures. Il contourne les frontières de sa technique de prédilection, la photographie, en la déplaçant de son support original vers les caissons lumineux. Cependant, Wall ne se réduit pas à la figure d’un esthète sublimant des images par l’utilisation d’un support de plus de deux mètres. De sa première exposition personnelle en 1978 à cette rétrospective, ses travaux ne peuvent s’appréhender qu’en les rapprochant des textes et des entretiens publiés depuis vingt-sept ans. Selon Wall, l’image n’est pas qu’une simple surface, elle devient un concept à décoder au moyen d’emprunts historiques.

Ses modèles picturaux deviennent des références guidant le spectateur sans que celui-ci ne perde de vue ni le motif, ni le sujet de la photographie. Dans A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) de 1993, les canons de la peinture japonaise articulent les déplacements du contenu pictural vers la photographie. De plus, la critique devient le point de départ de la création de l’image photographique et son prétexte. The Flooded Grave 1998-2000 se présente comme une prise de vue unique. Cette unité de l’image est conçue à partir d’un montage de 75 images différentes prises dans deux cimetières de Vancouver. La composition en est particulièrement étudiée même si une impression d’étrangeté subsiste entre la transition du premier au second plan, qui est soulignée par le serpentement des tuyaux colorés. Ce changement de perspective, comme la vue d’ensemble du cimetière, demeure une construction du réel, mais un réel photographique qui insiste sur l’avant-plan, c’est-à-dire une fosse creusée dans le sol. L’image rappelle Un enterrement à Ornans peint par Courbet en 1849-1850. En effet, ces deux avant-plans possèdent la même fonction : celle de happer le regard et de l’attirer vers la profondeur. Wall évoque Courbet en lieu et place de Manet, le père de la modernité4. Il ne s’agit pas de remettre en cause le rôle que joua Manet dans l’élaboration de la modernité, mais de proposer une autre analogie entre le xixe siècle et l’artiste canadien. Courbet opère une véritable transgression en peignant une scène de genre (un enterrement dans un village franc-comtois) selon les canons de la peinture d’histoire et insiste sur la matérialité de ce qui fait le tableau tandis que Wall souligne la matière du photographique. Les deux artistes se rejoignent dans cette intention apparente de signifier les deux fosses, ces béances5, qui symbolisent le néant. De plus, chez Wall, elle renvoie à l’œil mécanique de l’appareil photographique qui se monumentalise par la taille des « tableaux » photographiques. M. Poivert a démontré que la notion de tableau et le jeu des références demeurent des concepts permettant à Wall de contrebalancer la théorie postmoderniste en cherchant « à fonder une essence moderniste de la photographie6 ». Cet objectif devient l’enjeu des images représentant les « micro-gestes ». Ainsi, Mimic (1982) ou Milk (1984), en se centrant sur les notions de pose et de temps7, dévoilent la relation particulière que Wall entretient avec l’instant et le réel tout en s’inscrivant dans un débat théorique sur le devenir de la modernité au regard de la tradition8. L’oeuvre de Wall se pense dans un intervalle entre tradition et postmodernité, entre deux états critiques de l’image.

L’espace intermédiaire
L’image photographique chez Wall est une nouvelle forme médiatrice à exploiter en tant que sujet, en tant qu’objet et en tant qu’image. Lorsqu’il traite de l’espace urbain, il représente des lieux identifiables9 et nommés comme dans Rear, 304 E 25th Ave., May 20 1997, 1.14 -1.17p.m, ; mais lorsqu’il met en scène un espace intime, les repères s’effacent au profit de lieux de passage comme dans Housekeeping (1996). Il recrée une spécificité en se concentrant sur une pièce de la maison, par exemple la cuisine dans A Sunflower de 1995 et Jell-O de la même année. Ses paysages ne s’apparentent pas à un répertoire de lieux, ils ne sont pas montrés dans leur simplicité mais construits autour d’une idée et d’une intention. Dans Steves Farm, Stevenson (1980), la route qui traverse la photographie découpe deux espaces distincts, la ferme et la résidence pavillonnaire, les deux se développant sur le même axe horizontal. En faisant de la route le point central et la jonction entre deux réalités spatiales, Wall crée un espace intermédiaire entre deux éléments disjoints. L’espace intermédiaire s’appréhende également comme un espace de rencontre. Celui-ci s’incarnerait par la série d’images mettant en scène des fenêtres, telle que Swept de 1995, qui représente une pièce vide aux fenêtres barricadées, et les trois images intitulées Blind Window de 2000. Ces œuvres font écho au Fourway Walls de 1973 réalisé par Gordon Matta-Clark. En effet, par des fenêtres ouvertes pour l’un, fermées pour l’autre, les deux artistes traitent d’un sujet commun : le passage et l’impossibilité de traverser l’espace intime pour rejoindre l’espace collectif10. Cette thématique trouve son aboutissement dans A View From an Apartment de 2004-2005. De l’espace urbain à l’espace intime, l’image entière contribue à la rencontre de l’intérieur et de l’extérieur et se transforme en une surface intermédiaire où ne subsiste que l’équivalence.

Détails et fragments
Dans Diagonal Composition (1993) et Diagonal Composition No. 2 (1998), Wall se penchait sur des détails (une savonnette par exemple) dans des intérieurs, les transformant pratiquement en sculpture par l’agrandissement et par le jeu sur la géométrie. Ce procédé est également présent dans son traitement des objets urbains comme dans Cutting (2001), A sapling held by a post (2000), Clipped Branches, East Cordova St., Vancouver (1999) et Shapes on a tree (1998). Cette technique photographique brise la notion de fragment11 en la transformant en une totalité qui ne renvoie plus à l’objet fragmenté mais bien à l’espace urbain ou, dans le cas des Diagonal, à un univers plus intime12. Par la monumentalité, les fragments deviennent la surface intermédiaire par laquelle Wall transpose l’idée d’espace vers l’objet.

Rire et grotesque
Wall utilise le ressort comique, le fantastique dans Insomnia de 199413 et le grotesque dans Dead Troop Talks (a vision after an ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986) de 1992 qui représente une troupe de soldats russes après une débâcle. « Quand j’ai commencé à travailler sur ordinateur, j’ai cru pouvoir utiliser les « effets spéciaux14 » du fantastique pour produire une sorte de comédie philosophique », dit-il. Il a abordé une seule fois le rire dans le diptyque, Man in Street (1995). Une des photographies a pour sujet un homme riant assis sur un banc ; l’autre le montre marchant et maculé de sang. Pour Baudelaire15, le rire est profondément enfoui dans l’humain et il est à la fois positif et négatif ; le bien et le mal. Wall illustre avec ce diptyque la phrase de Baudelaire, « L’homme mord avec le rire », plaçant le spectateur dans une situation inconfortable où celui-ci est obligé de repérer les faux-semblants et de déjouer l’illusion de l’image. Wall préfère se reporter à la définition de l’humour noir de Bakhtine16 afin d’inclure dans son oeuvre un soupçon de dérangeant et d’improbable. Cette rétrospective retrace l’évolution de Wall qui, en 1990, écrivait déjà : « Je pense que mon travail est à la fois classique et grotesque ».

1 Ces expositions coïncident avec la sortie d’un catalogue raisonné : T. Vischer, H. Naef et J.-F. Chevrier, Jeff Wall, catalogue raisonné, Bâle, éd. Schaulager & Steidl, 2005 et de deux ouvrages : S. Wagstaff, Jeff Wall. Photographs 1978-2004, Londres, éd. Tate Publishing, 2005 et C. Burnett, Jeff Wall, Londres, Tate Publishing, 2005.

2 Cf. J. Wall, « Typologie, luminescence, liberté. Extraits d’une conversation avec Els Barents » dans J. Wall, Transparencies, Munich, éd. Schirmer/Mosel, 1986, p. 96 repris dans Essais et entretiens, 1984-2001, Paris, éd. ENSBA, 2001, p. 55.

3 Cf. J. Wall, « Unity and fragmentation in Manet » dans Parachute, Montréal, n° 35, juin-juillet-août 1984, p. 5-7, repris dans Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit., p. 39-48.

4 Cf. J. Wall, « Unité et fragmentation dans l’œuvre de Manet » dans Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit., p. 39-48.

5 La béance fonctionne comme un leitmotiv prenant diverses formes (puits, trous, etc.) dans The Well (1989), The Drain (1989), Pipe Opening (2002), Still Creek, Vancouver (2003) et Burrow de 2004.

6 M. Poivert, La photographie contemporaine, coll. La création contemporaine, Paris, éd. Flammarion et Le Centre National des Arts Plastiques, p. 108-109.

7 Sur la temporalité chez Wall, se reporter à l’ouvrage de F. Migayrou, Jeff Wall, simple indication, Paris, éd. La Lettre volée, 1995.

8 Se reporter à l’entretien entre J. Wall et J.-F. Chevrier, Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit., p. 7-14 et p. 26-36.

9 Voir l’oeuvre Morning Cleaning, Mies van der Rohe Foundation, Barcelona, 1999.

10 L’accès bloqué et le cloisonnement apparaissent dans The Doorpusher et Green Rectangle de 1998.

11 Cf. J. Wall, « Gestus » dans Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit., p. 37-38, « Je photographie tout en gros plan perpétuel, que je projette ensuite en avant avec une explosion continue de lumière, l’agrandissant de nouveau, au-delà des limites de son agrandissement photographique ».

12 Wall réalisa ces oeuvres dans sa cave.

13 Une autre image traite plus spécifiquement du fantastique : The Vampire’s Picnic de 1991.

14 Cf. J. Wall, Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit., p. 325.

15 Cf. C. Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Ecrits esthétiques, coll. Domaine français, Paris, éd. 10/18, p. 188-208.

16 Cf. « L’académie intérieure, entretien avec Jean-François Chevrier » in J. Wall, Essais et entretiens, 1984-2001, op. cit.

Cyril Thomas est doctorant en histoire de l’art contemporain à l’université de Paris-X Nanterre et membre du Centre de recherche Pierre Francastel.