Joan Fontcuberta, Datascapes – Sylvain Campeau, Sutures et traitements numériques

[Été 2007]

Les oeuvres les plus récentes de Joan Fontcuberta constituent un corpus intitulé Datascapes qui comprend deux séries distinctes : les Orogenèses et les Googlegrammes. Ces séries proposent une analyse approfondie des systèmes de production et de circulation des images numériques. Dans le cas de la première série, cette analyse prend la forme de perspectives réalistes construites numériquement d’après des lectures topographiques des motifs d’œuvres d’art connues. La seconde série, pour sa part, est un collage numérique d’images trouvées sur Internet et organisées en une nouvelle composition figurative. Ces deux séries s’inscrivent dans des espaces fluides qui, même s’ils sont réalistes à prime abord, dissimulent des réalités culturelles et technologiques nouvelles.

par Sylvain Campeau

Montagnes arides ou aux sommets couverts de glace et de neige. Promontoires rocheux à peine perceptibles dans leur halo gazeux et leurs brumes montantes. Hauteurs au sein desquelles des glaciers ou rivières ou chutes éphémères forcent leur chemin. Paysages crevassés ou à la végétation rampante et timide. Voilà autant de composantes qui, assemblées ou disparates, viennent façonner les images paysagères que Joan Fontcuberta a créées dans cette partie des Datascapes au titre si particulier de Orogenèse.

Aussi merveilleuses et exaltantes soient-elles, ces photographies révèlent pourtant toutes un air d’attendu, en même temps qu’une sorte d’aura, à nulle autre image pareille mais à la facture bien singulière. Elles nous sont familières, comme si, en elles, des éléments qu’on ne saurait cerner avec précision avaient été vus et utilisés dans des photos admirées jadis. Il y a, en elles, avouons-le, du convenu mais cela, paradoxalement, ne saurait gâcher notre plaisir qui s’abreuve pourtant à l’aune de leur originalité. Les motifs que nous voyons appartiennent bien aux figures conventionnelles qui entrent d’ordinaire dans la composition des paysages, mais leur agencement particulier leur confère une originalité certaine. C’est là un premier contact et qui ne dit pas tout.

Car, près de chacune de ces images, en apparaît une autre, connue, qui appartient à l’histoire de l’art. Ce peut être une peinture ou une photographie. Le titre même d’Orogenèse, on s’en avise soudain, n’est pas complet. Il s’accompagne en fait du nom de l’artiste qui a créé l’image adjacente. On a donc La Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, L’Étoile noire de Paul-Émile Borduas, le Crépuscule à Baie-Saint-Paul de Clarence Gagnon et une des photos de la série des Équivalents d’Alfred Stieglitz.

En fait, les photographies qu’on a sous les yeux n’en sont pas vraiment. Ce sont des images de synthèse, construites par un ordinateur; donc des images entièrement constituées numériquement, sans qu’aucune prise de vue d’aucun paysage ne soit jamais intervenue dans le processus de fabrication. Pour les concevoir, Joan Fontcuberta a sollicité l’aide d’un logiciel de simulation appelé Terragen. Cet instrument informatique transforme les documents bidimensionnels que sont les cartes géographiques et photos satellites en images tridimensionnelles, créant relief et formations topographiques depuis les informations d’origine. Ce sont des images nourries d’autres images au moyen desquelles on cherche à mieux rendre la réalité visuelle. Là où, cependant, l’intervention de Fontcuberta est décisive, c’est lorsqu’il se met à alimenter le logiciel d’œuvres d’art reconnues, lui donnant ainsi une matière différente à interpréter et à traduire en images. Ainsi, les motifs graphiques et tonalités propres des travaux de Dali ou d’Ansel Adams deviennent des données comme les autres et nourrissent une nouvelle production d’images. L’effet est saisissant et inédit; la traduction, inattendue. On peine en fait à retrouver une connivence entre images sources et images générées par le processus.

Il est assez rare qu’un artiste utilise de façon aussi extrême les ressources que permettent la numérisation de données et leur transformation en un document visuel. D’ordinaire, les images sont prises par un appareil analogique – de plus en plus, en numérique – et sont ensuite passées par le sas de la production numérique, qu’elles nécessitent ou non d’être numérisées. Le traitement informatique est donc habituellement un procédé final qui ne vient en rien intervenir dans la prise de vue ou même y contrevenir. Il y a donc eu, dans la plupart des cas, coprésence, contact, expérience de visualisation à la source de toute image. Il y a eu expérience humaine, regard humain. Rien de tout cela n’a opéré ici comme tel. Les images sont les métamorphoses d’autres images dont les données logiques, mathématiquement quantifiées, appréciées au moyen d’une traduction en termes logico-mathématiques, sont à la source de cette création photographique sans maître. Ces Datascapes, dont le nom provient évidemment d’une dérivation de celui de landscape, sont donc bien des paysages de données puisque c’est de la combinaison de celles-ci qu’ils résultent. Ces coupes géographiques, ces études en relief ne sont pas des découpes opérées dans la chair du monde réel, mais des reconfigurations numériques d’éléments visuels traduits en pures données et reséquencés. Ici, la photographie est totalement soumise aux conditions nouvelles qu’offre le traitement numérique, saisie incluse. Que Joan Fontcuberta crée certaines images au moyen d’un agrandissement en chambre noire, renouant en définitive avec les processus argentiques traditionnels, n’est que le tour d’écrou final à l’entreprise de manipulation.

La série des Googlegrammes fonctionne de manière différente, mais s’alimente elle aussi aux sources du hasard contrôlé et de la transmutation numérique. Il s’agit cette fois d’une reconstruction, sous des allures de photomosaïques, d’images connues ou créées par un logiciel d’usage libre, aussi appelé gratuiciel. La nomenclature finale est composée d’un nombre impressionnant de tesselles provenant du moteur de recherche Google, en fonction de recherche d’images. Ainsi, une double image des tours jumelles du World Trade Center frappées par le deuxième avion des terroristes le 11 septembre 2001 a été produite à l’aide de 8 000 images découvertes par le biais de recherches répondant aux mots Dieu, Yahvé et Allah, effectuées en espagnol, français et anglais. La photo de Lynndie England, soldate aujourd’hui bien connue, humiliant un prisonnier dans un centre de détention de Bagdad, est le produit de 10 000 images trouvées à l’aide de recherches faites sur les noms d’autres soldats impliqués dans l’affaire et d’officiers de l’état-major de l’armée américaine. Et la reprise en marqueterie de la première image photographique, prise par Nicéphore Niepce en 1826, a été réalisée grâce aux noms « photo » et « foto ».Nous avons donc ici, de part et d’autre, des images qui résultent de la reprise et de la recombinaison d’autres images et des processus de suture et de traitement de données propres à l’informatique. Il ne s’agit plus d’une impression par photosensibilisation, calibrée par un temps de pose, d’un référent, témoignant de la mise en présence d’un sujet opérateur et d’une réalité tangible. Il s’agit de la réalité médiatique, d’une plongée au sein de l’univers d’Internet, de la fluidité de son réseau et de son omniprésence. Il s’agit d’une incursion de chasse au sein de son immense réservoir, extensible et en constant recyclage et récupération d’images saisies d’un monde en bouleversements. La série des Googlegrammes, en fait, singe le mode de fonctionnement des moteurs de recherche. Il en résulte des images qui, vues de près, montrent assez peu de caractéristiques communes avec eux, mais qui, observées dans la distance et selon un agencement voulu, confectionnent une image offrant un rapport trouble et problématique avec les énoncés recherchés. Les Googlegrammes font la preuve de l’anomie sémantique dont souffrent ces moteurs, anomie qui va de pair avec des présomptions lexicales unifiées. Que peut-on conclure d’autre devant ces quelque 25 noms des personnalités les plus riches de la planète, qui valent 10 000 images composant celle d’un sans-abri étendu à même le sol? Le sens de l’image finale repose finalement sur une suture paradoxale. Ici, la maxime populaire est renversée : c’est le mot qui vaut bien mille images, mais dans le désordre. Et c’est l’image qui recapte le tout et lui donne sens. Mais un sens à l’occasion presque dévoyé.

Bien sûr, il est tentant devant une telle entreprise de ressusciter les anathèmes de Jean Baudrillard au sujet du simulacre, de l’hyperréalité et de la disparition définitive de la réalité. Je préfère penser, quant à moi, avec certains autres comme Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard, que c’est là le travail même du sens, ce déplacement infini et ce remplacement continuel. La photo offrait et offre encore certains outils pour créer une image que l’on croit plus proche de la réalité observable en utilisant une fantasmatique du toucher de lumière, de ce tact1. Mais le numérique innove avec des outils nouveaux, plus intangibles, mais carburant au mythe d’une certaine immédiateté, par le biais d’Internet. Aussi bien, faudrait-il dire, et Joan Fontcuberta le montre bien et serait sans doute d’accord, que : « il n’y a rien à remplacer, aucune lieu-tenance n’est légitime, ou toutes le sont : le remplacement, et par conséquent le sens, est seulement lui-même un substitut pour le déplacement2. » Chez le Deleuze de Logique du sens, cette réalité prenait le nom de productivité génétique et de prolifération indéfinie du sens. Cela n’exclut certes pas qu’il faille toujours, comme le font les Googlegrammes et les Orogenèses, soupeser continuellement ce qu’il en est de ce qui, à l’être humain de ce début de millénaire, propose sens et idéologie de façon aussi indéniable, active et… floue à la fois.

1 Dont des analyses et toute l’histoire du saint suaire de Turin portent la trace.

2 Jean-François Lyotard, « La dent, la paume », dans Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGE, coll. 10-18, 1973 (1972), p. 95.

Joan Fontcuberta (Barcelone, 1955) se consacre à la photographie depuis le milieu des années 1970, à la fois comme artiste, théoricien, auteur et éditeur. Ses activités artistiques et théoriques sont centrées sur les questions de la représentation, de la connaissance, de la mémoire, de la véracité, de l’ambiguïté et du trompe-l’œil. Ses œuvres font partie des collections du MoMA (New York), du Art Institute of Chicago, du Metropolitain Museum of Art (New York), du San Francisco MoMA, du Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa), du Centre Georges Pompidou (Paris), du MACBA (Barcelone) et de plusieurs autres. Au Canada, il est représenté par la galerie ArtCore (Toronto).

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (ETC Montréal, CV ciel variable, PhotoVision et Papel Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur d’un essai, Chambres obscures : photographie et installation, et de quatre recueils de poésie.