Jocelyn Philibert, Surréel – Jean-Pierre Vidal

[Automne 2008]

Centre Sagamie, Alma
23 août – 21 septembre

L’été dernier, le centre Sagamie d’Alma accueillait l’exposition Surréel de Jocelyn Philibert. Faite de grandes impressions numériques réalisées en résidence dans ce haut lieu des arts numériques contemporains, cette déclinaison d’images éblouies chante l’arborescence sous toutes ses formes. Certes parce qu’il est question de photographies nocturnes d’arbres qui semblent surgir comme ceux que, la nuit, sur une route déserte, viennent brusquement susciter les phares d’une voiture et qui restent longtemps sur la rétine du conducteur. Mais aussi, et presque surtout, parce que cette présence qui s’impose avec tant de force n’est jamais qu’une recomposition: «chaque image, dit l’artiste, a été construite au moyen d’une centaine de photographies numériques prises la nuit; comme si j’avais scanné les arbres pour ainsi les reconstituer sur l’écran de mon ordinateur.»

Le multiple ainsi réintégré, mais secrètement, dans une totalité qui est en même temps superposition du même, nous ouvre l’accès d’un monde plus borgésien (on pense au célèbre «Pierre Ménard auteur du Quichotte») que «surréaliste», comme l’adjectif titre pourrait le faire penser. Le rhizome de lumière que forment ces branches agrippées à la nuit comme des racines aériennes se double de la variation invisible que devient alors l’émergence cérémonieuse de ses successions, chacune récupérée  comme une trace, un état antérieur venus s’abîmer dans l’image finale qui, pourtant, reste un spectre et donc retrouve, en fin de course, sa dimension provisoire. Une germination proprement interminable, patiente et irrésistible à la fois, se fiche, tentaculaire, sournoise, terriblement vivante, dans le blanc ébloui des yeux. Jusqu’au tréfonds halluciné du regard, terreau fertile où les rêves s’ensemencent, cela pousse encore.

Et cette apparition proprement surnaturelle, ce surgissement impérieux de l’arbre recomposé fait entendre comme un écho du mythe égyptien de l’écriture. Il s’agit bien, en effet, le propos de l’artiste ne le laisse pas ignorer, de refaire le monde, rituellement, cycliquement, comme Isis, sa veuve, recompose le corps déchiqueté du dieu Osiris pour le faire advenir à nouveau et dire aussi, dans la métaphore, ce qui, par delà le hiéroglyphe, forme la phrase, ce spectre de mots et de lettres, qui s’éveille en bruissant à la vie de son sens.

Mais c’est aussi une installation que Jocelyn Philibert a composée à Alma: ses arbres se conjuguent  à des sphères en verre soufflé, dont l’artiste nous dit que «d’un noir profond comme seul le verre luisant peut l’être […] elles dialoguent avec les images fixées aux murs tout en nous renvoyant notre propre image.» C’est ainsi une autre multiplicité qui s’installe, celle qui court de la sphère à l’oeil dont le verre soufflé noir est à la fois l’extériorisation et l’image, tout comme il est extériorisation et image de la nuit opaque. Le dialogue qui s’institue entre la sphère sombre et l’à-plat frontal de l’image éclatante évoque certes la dualité fondamentale de l’homme, fait de nature mais que la culture fait tenir. Il offre aussi une autre métamorphose à la poussée de la vie représentée: celle qui inscrit l’œil lui-même dans son propre reflet. Comme si l’objectif était l’image qu’il assemble, comme si le regard était l’objet qui s’offre à sa visée et l’homme cette nature qui le fait surgir au monde. Comme si, en fin de compte, un va-et-vient qu’une autre époque aurait dit dialectique rivait le «je» au «il». Comme si le réel se tordait tel un ruban de Möbius où une topologie fantasque condamne la condition humaine à se sentir à la fois incluse et étrangère.

Ces incessantes recompositions qui frappent l’image et jusqu’à son principe même sont ici relancées dans la publication qui double l’exposition. Le centre Sagamie a en effet créé récemment Sagamie Éditions d’art dont le but est d’«augmenter sensiblement la diffusion du travail des artistes tout en suscitant le développement de contenus critiques et théoriques.» Signé Jean-François Caron et intitulé «La face cachée du réel: désordre de l’ombre et de la lumière», le texte qui ponctue l’œuvre de Jocelyn Philibert augure fort bien, par sa dimension poétique et l’intelligence de son propos, d’un travail d’édition dont on est sans doute en droit d’attendre beaucoup, au vu des autres réalisations auxquelles il a déjà donné le jour.

Il rend en tout cas pleinement justice à ce surréel magique où, à force d’artifice et de lumière calculée, en jouant d’une profondeur de champ qui excède le cadre et même le visible, Jocelyn Philibert nous rend, paradoxalement, l’ingénuité souveraine d’un regard envahi et relancé.

Quelque chose comme la perspective du spectre.

Sémioticien et écrivain, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.