Chuck Samuels, Before Photography – Virginie Doré Lemonde

[Été 2010]

par Virginie Doré Lemonde

Chuck Samuels
Before Photography
Dazibao, Montreal
Du 9 janvier au 13 février 2010

«Where have you been ? Inside the camera.» 

Before Photography, de Chuck Samuels, clôt une série d’expositions d’œuvres dans lesquelles l’artiste se questionnait sur l’image et ses représentations, sur la récupération et la reproduction d’images, sur la citation, la référence, l’intertextualité. Dans cette exposition, l’artiste explore également l’importance du lien qui l’unit à son père, en ce qui a trait, entre autres, aux connaissances que ce père lui a transmises. Il y est beaucoup question de photographie, puisque le père a photographié ses proches toute sa vie. Pour le fils, cette discipline, utilisée par le père pour démontrer son attachement à son enfant et créer un lien avec lui, a pris une importance considérable et est à la base du questionnement qui l’habite en tant qu’artiste. En réalité, le fait que l’enfance de Chuck Samuels se retrouve entièrement sur pellicule l’a visiblement porté à interroger la nature de l’image, et par ricochet la nature du lien qui l’unissait à son père. Il a ainsi « revisité ses archives familiales, ses souvenirs personnels et l’iconographie dans laquelle a baigné son père ».1

L’exposition, divisée en trois sections, débute par d’immenses photographies des parents de l’artiste, sorte d’hommage au père, premier « homme à la caméra » dans la vie de l’artiste. Cette caméra, pour l’enfant qu’il était, représentait une façon d’appréhender le monde extérieur, une sorte de filtre entre lui et le monde, entre son histoire personnelle et la vie en général dont les événements un jour feraient partie de l’Histoire.

La seconde partie, nommée Chuck Goes to the Movies, est la plus importante de l’exposition. L’artiste y présente 108 photos de films qui ont marqué l’histoire du cinéma. Toutes ces photos évoquent une scène de film mettant au premier plan quelqu’un qui prend une photo. Samuels a remplacé le visage de chacun des personnages par le sien.

Il s’agit d’abord d’une étude de la façon dont était introduit le personnage du photographe dans le cinéma populaire des années 1900 à 1970. C’est la représentation du représenté, la déconstruction du mythe cinématographique. En effet, les personnages regardent l’objectif, comme s’ils s’apprêtaient à prendre les spectateurs en photo, déstabilisant ainsi ces derniers, qui ne s’attendent pas à être pris à partie. On brise alors totalement les mécaniques d’identification aux personnages car le médium et son artificialité sont mis à l’avant-plan.

En se mettant toujours à la place de la personne qui tient l’appareil, l’artiste récupère donc l’image mythique associée à des classiques du cinéma et se l’approprie : « Il a cette volonté de s’imbriquer dans l’histoire du cinéma des années 1900 à 1970, façon peu commune de faire partie de l’histoire de son père ».2 À la manière de Zelig dans le film de Woody Allen, l’artiste réussit non seulement à l’imbriquer dans les plus grands moments de l’histoire cinématographique, mais il exerce son don d’ubiquité en photographiant le spectateur. Il s’immisce ainsi dans l’histoire du film, dans celle de son père, mais aussi dans l’histoire personnelle de chacun, car il nous regarde regarder.

En fait, l’artiste réalise le plus grand des fantasmes associés au cinéma. Il se représente lui-même. Pour une fois, il ne s’identifie pas au personnage à l’écran, il le personnifie. Il est au centre de l’histoire. Il n’est plus un spectateur passif. Plutôt, il se ballade dans les grands classiques, devenant tantôt le photographe de Blow Up d’Antonioni, tantôt un personnage de Sunset Boulevard de Billy Wilder.

Nous pourrions également voir dans cette attitude une réflexion sur le voyeurisme au cinéma, cette idée selon laquelle nous sommes tous voyeurs, puisqu’en tant que spectateurs, nous prenons plaisir à être témoins des plus intimes comportements humains. Nous vivons des émotions complexes, tout en étant à l’abri, dans une salle obscure. Les cinéastes ont d’ailleurs souvent fait état du thème du voyeurisme en utilisant la photographie. Dans Persona par exemple, Ingmar Bergman expose cette théorie par la photographie que l’héroïne jouée par Liv Ullmann prend « de nous ». Il y a également Rear Window d’Alfred Hitchcock, où un photographe blessé se met à épier ses voisins, ou le célèbre Blow Up d’Antonioni encore, dans lequel le personnage principal, qui est photographe, découvre un meurtre en agrandissant l’une de ses photos. Tous des films cités par Chuck Samuels…

Ainsi, dans un véritable hommage à l’âge d’or du cinéma japonais, au génie italien et aux grandes années du film noir américain, cette installation photographique suscite chez le visiteur un sentiment général assez particulier, mélange de malaise et de fascination. Car la réappropriation de ces images par l’artiste élimine immanquablement l’aura de supériorité et d’intouchabilité propre à cette forme d’art qu’est le cinéma, aura que possédait la photographie avant l’invention du cinématographe.

Dans la dernière partie de l’exposition, nommée Chuck’s Home Movies, Samuels présente des extraits de tous les films présents sur les photos. Mais au lieu de remplacer le visage des personnages par le sien, il superpose littéralement son image à celle des comédiens. Il semble également prendre plaisir à nous regarder et à nous parler, à nous spectateurs.

En fait, Samuels dévoile la profonde artificialité des deux médiums. En explorant la relation qu’il entretient avec l’image, il tente de comprendre la relation qu’il a entretenue avec son père. Mais ce faisant, il met les visiteurs de l’exposition devant leurs propres contradictions et nous démontre que parfois il peut être assez facile de confondre la réalité et la fiction, ou l’image que l’on se fait de l’une et de l’autre.

Mais la philosophie qui inspire l’exposition ne semble pas dénonciatrice. En effet, même si nos souvenirs peuvent parfois être biaisés par une construction mnémonique fictive, et que des souvenirs de notre enfance ne restent finalement que des images figées dans le temps, il n’en reste pas moins que nous nous sommes approprié ces images, elles nous appartiennent. Nous sommes, du moins, au centre du film de notre vie.

1 http://www.dazibao-photo.org/img/presse/chuck_samuels/dossier_de_presse_samuels.pdf

2 http://www.dazibao-photo.org/img/presse/chuck_samuels/dossier_de_presse_samuels.pdf

Virginie Doré Lemonde a une maîtrise en Études cinématographiques portant sur la représentation de l’artiste moderne au cinéma. Au printemps 2009, elle a participé à l’organisation du festival de films de La Rochelle. Elle collabore également aux revues ETC et Ciel variable.
 

 
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